Qu’est-ce que j’ai à donner ou à recevoir ? Sur le vélo, coup d’œil complice aux machines qui continuent le travail. Je monte une garde détachée mais attentive. Vieux fond d'une conscience dont la plupart se foutent comme de leur première histoire d’amour. Je n’ai pas encore oublié la mienne.
Je compte bien ne jamais revoir personne. Je joue la débine. Je me défile en douce. Je fais le grand saut entre les deux mondes. Celui du dehors. Celui du dedans. Je rentre la tête dans les épaules. Je me faufile vite fait dans la voiture. Je me cale au fond du siège. Je suis à l’abri, pareil aux oiseaux qui planquent dans l’atelier en attendant des jours meilleurs. Ceux qui reviennent en même temps que le printemps, pensant :
- Cette saison-là, c’est la plus belle des inventions.
Les oiseaux de l’usine, mais combien sont-ils à nous observer derrière les gros tubes fluorescents bouffés par l’épaisseur de la crasse qui recouvre tant d’années perdues. Combien ? Je lègue l’usine, les ateliers et les allées bordées de bandes blanches. Les distributeurs de boissons. La crasse. La puanteur. La fatigue. Le découragement aux amputés du sommeil. Quant aux inventaires, rien ne presse. Je les dresserai plus tard.
(p.16)
Ma décision était prise. J’allais quitter les trois huit pour travailler en équipes de suppléance. Mon pote Pierrot en a été tout attristé. Il m’a dit l’air maussade :
- Rien ne sera plus comme avant.
Lui répondre que rien ne changeait vraiment à l’usine était inutile. Hormis que nous devenions de plus en plus performants. Produisions toujours plus de richesse. Que c’était sans fin. Que nous n’en verrions le bout qu’une fois définitivement morts et enterrés. Pouvait-il comprendre que j’étais arrivé au bord d’un précipice n’attendant que moi? Je n’allais pas tarder à perdre l’équilibre. La chute dans le vide était imminente. C’était inévitable. D’abord la chute avant d’être englouti corps et âme dans le trou noir de l’univers. Ce poste en trois huit depuis près de vingt ans m’avait conduit au bout de moi-même et d’une voie sans issue. Les murs de l’usine se rapprochaient chaque jour un peu plus. Les doubles portes métalliques seraient bientôt soudées entre elles. Les fenêtres coulissantes cadenassées. Les plafonds se rétrécissaient. Prêts à toucher les sols gris. Le danger fonçait sur moi. D’ici peu il me faudrait marcher à quatre pattes comme un primate, puis ramper comme un rat de laboratoire. Ce n’était plus le souffle du dragon que je sentais, mais les griffes mortelles et acérées d’un animal préhistorique. Plus un cauchemar, mais la réalité. Je mourrai étouffé, sans que personne ne puisse me venir en aide. Incapable de pousser un cri venu du fond des âges qui m’aurait peut-être permis de rester en vie. Pouvait-il comprendre que la fatigue avait pris le pouvoir ?
(pp.160-161)
On parle travail. Ce qui pour l essentiel occupe nos existences. Un peu du mien. Beaucoup du sien. Elle l aime son boulot. Transmettre le savoir. Dit que ca donne un sens a sa vie. Foutaises. Pour moi la vie n en a aucun.
Les étoiles ont des portes
quelques fenêtres aussi
pour regarder à travers
les saisons égarées
les vieux clochers silencieux
toujours postés
dans le lointain des paysages.
Le père, la mère en ont fini avec la fatigue qui dessèche l'existence. Celle de l'usine. Ce mouroir confortable. Rassurant. Que l'on prend le matin par la main. Que l'on dépose le soir avec de retrouver le sommeil.
Je traverse l'existence en anonyme. Je n'aurai compté pour rien. Aucune importance. Suis pas un héroïque. Le peu ce conscience qu'il me reste, par paresse ou désinvolture, j'arrive plus à mettre la main dessus.
Elle a des yeux gris d’éclaircie
tendres immenses et fermés
quand dehors le jour tente
de grimper aux fenêtres
elle a des yeux gris d’éclaircie
petits ouverts inconsolés
quand la nuit frappe
derrière les portes
restées fermées.