Autour du Frederikshavn, c’était une effervescence continue, aussi bien du côté quai, où ne cessaient d’arriver des villages voisins de lourds chargements de barriques pour ses vastes cales, que du côté large, où des plates accostaient le flanc du navire, chargées de denrées diverses nécessaires au long voyage que le voilier allait bientôt entreprendre.
— Sais-tu qu’actuellement est mouillée au large de l’île d’Aix une frégate, La Vaillante, qui attend une quinzaine de députés et quelques repris de justice pour les emmener en détention en Guyane ?
— Pourquoi les députés en Guyane ?
— Parce qu’ils ont déplu aux autorités actuellement en place, le Directoire. Et ces hommes-là ont tellement condamné de gens à la guillotine qu’ils commencent à craindre le courroux de la population, et pour leur sécurité, ils les envoient mourir à petit feu dans des pays lointains. C’est ce qu’on appelle pudiquement la guillotine sèche.
Ludovic leva le nez de son assiette :
- Si ça ne vous ennuie pas, je voudrais bien dormir chez vous, cette nuit. Je ne suis pas pressé de montrer à ma femme ce qu'il reste de moi. Suzy le regarda droit dans les yeux pour lancer avec flamme :
- Mais tu es un héros, Ludo. Tu peux être fier de toi. Et ta femme le sera aussi.
Ludovic prit tout son temps pour vider son verre avant de dire tout simplement, d'une voix pleine d'une grande tristesse :
- J'en doute.
Après avoir pesé le pour et le contre, c'est à dire après avoir comparé son garage-studio, avec ses waters et sa douche à l'extérieur, à la maison dans laquelle vivait Gladys, avec sa spacieuse salle de bains, sa piscine et son jacuzzi, Joël Briand céda aux suppliques de la jeune femme : il décida de vivre chez elle, malgré sa présence débilitante.
– Jem ? Désirerais-tu un gin tonic ? demanda Tatiana Vanderloo, la compagne attitrée de celui que les intimes se plaisaient à appeler Jem (pour Jean-Edgar Marcellin).
Cette fois, l’écrivain prolifique, l’auteur de nombreux romans à succès, ouvrit grand les yeux et émergea du creux de la balancelle pour regarder sa compagne qui sortait nue de la piscine, la peau luisante et lisse comme un bronze de Maillol dont elle avait les formes généreuses.
– Avec plaisir, si tu me l’apportes.
Marmentel – celui que les syndicats locaux accusaient de voler le minerai des Kanaks –, pris par ses affaires, ne venait que rarement dans sa résidence secondaire de l’île de Ré car ses nombreuses occupations lui laissaient peu de vacances et il n’avait guère le temps de profiter de toutes ses riches demeures éparpillées sous toutes les latitudes. De bon cœur, il faisait profiter du luxe de sa villa rétaise de nombreux artistes rencontrés au hasard de ses voyages. Jean-Edgar Marcellin était de ceux-là après qu’ils eurent fait connaissance lors d’un cocktail offert au Carlton à Cannes au profit d’une association écologique dont ni l’un ni l’autre n’avaient retenu le nom.
Voilà quelques jours plus tôt, Antonio Filipini et son actuelle compagne étaient arrivés à l’île de Ré, venant de Madère, à bord du Golden Star, un énorme yacht à moteur de plus de trente mètres immatriculé à Panama. Son capitaine, le beau Feoktist Papadakis, avait dû se résoudre à l’amarrer dans l’avant-port de Saint-Martin, car ses dimensions lui interdisaient l’accès dans le bassin où d’ailleurs il ne restait même pas la place pour amarrer un mouille-cul tant les navires y étaient nombreux. Depuis, le majestueux monstre faisait l’attraction des touristes.
Jean-Edgar Marcellin, simplement vêtu d’une serviette de toilette nouée autour des reins et d’un bob en équilibre sur sa calvitie naissante, se prélassait au creux d’une balancelle. À moitié endormi, il ne pensait à rien. Il s’amusait simplement à écouter le couinement de son siège au moindre de ses mouvements, semblable au piaillement répétitif d’un moineau. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire et finalement fit un effort pour soulever une paupière. Mais sous la réverbération du soleil sur l’eau turquoise de la piscine il la referma aussitôt.
La nuit tombait quand la Polaire, poussée par un bon vent trois quart arrière sortit du port d'Antioche. Les voiles à peine hissées et tout le gréement bien étarqué, l'équipage s'était affalé sur le pont, comme des outres vides, exténué par les nuits qui avaient précédé leur départ, des nuits faites de débauche et de saoulerie dans les bouges de Saint-Martin. Maintenant, à l'exception d'Aurélien Marboeuf, à l'abri dans la soute aux cordages où il s'était installé une paillasse près d'un des deux sabords qui ouvraient sur la coque, de l'homme de barre qui chantait pour se tenir éveillé et de Colin Noroît de veille sur la dunette, tous dormaient. Les anciens - ceux qui avaient déjà au moins une traversée à leur actif -, enveloppés dans de rugueux morceaux de prélart, s'étaient recroquevillés dans le fond des canots amarrés sur les panneaux de l'unique cale ; les autres avaient dû se contenter du creux des amarres lovées sur le pont, sans sembler se soucier des embruns que les formes rondes du navire soulevaient et que le vent rabattait sur eux. Mais aucun n'était pressé de s'enfermer dans cet étroit réduit empestant un affreux mélange de remugle, de saumure et de tripes de poisson ; tous préféraient profiter de la fraîcheur d'une dernière nuit, prémices d'un printemps dont ils ne profiteraient pas une fois de plus. Les tempêtes de l'Atlantique Nord viendraient toujours assez vite pour s'entasser dans ce nid à rats, le temps d'une courte pause entre deux manœuvres.
Alors qu’elle était penchée en avant, presque à le toucher, elle en profita pour lui poser un baiser sur la bouche. Celui-ci ne sembla pas apprécier le geste plus provocateur que câlin et retint difficilement une grimace que ne fut pas sans remarquer la belle Tatiana. Il faut dire, à la décharge de l’écrivain, que voilà tout de même près de six ans qu’il supportait la présence de cet ancien mannequin. Un véritable record pour un homme obsédé par la conquête du beau sexe. Mais comment aurait-il pu faire autrement ?