Le Christ avait dit "C'est mon sang, buvez le, c'est mon corps, mangez le en souvenir de moi" et depuis vingt siècles, les fidèles le mangeaient et le buvaient à chaque messe. Des cannibales endimanchés faisant leur devoir de bons fidèles !
Le curé demanda aux fidèles de se lever pour chanter, puis il leur fit signe de se rasseoir. C'était le souvenir exact qu'il avait des messes. Se lever, s'asseoir, chanter, répéter les mêmes mots, puis se serrer la main ou s'embrasser vers la fin de l'office. Et ceux là mêmes qui vous ont serré la main en vous donnant la paix du Christ vous croisent le lendemain sans vous reconnaître. Curieux rituel.
La cambuse servait à toute heure. Ce n'était pas bon mais rassasiant. Ici, manger signifiait se nourrir. Chacun mangeait perdu dans le brouillard de ses pensées et le puzzle de ses rêves. Chauffeurs de Jeepneys, mineurs, drogués, toute une humanité qui avait quelque chose de cassé ou de pas vraiment droit. On était loin de Palawan, c'était un peu les loges du bal des vampires avant le maquillage. Tout ceux que la vie n'avait pas épargnés, ceux qui travaillaient nuit et jour faisaient étape ici.
ça et là une silhouette ou un visage sur le bord de la route rappelait que même ici vivaient des gens. C'était le plus grand mystère qu'il avait rencontré en parcourant le monde. Partout des gens vivent de tout et parfois de rien. Dans des paradis ou des enfers, des enfers qui ressemblaient à des paradis le plus souvent.
Lorsque le silence fut revenu, il alluma une cigarette et marcha jusqu'à l'endroit où il était descendu avec le corps. Il retrouva la pelle qu'il avait jetée là dans l'après-midi lors de sa troisième rotation. Par chance, personne ne l'avait volée. Il retrouva le corps qu'il avait déposé la nuit d'avant et recouvert sommairement de pierres, de branches et de quelques racines. Les animaux l'avaient laissé tranquille.
Ceril a réussi à mourir, c'est notre plus belle performance. Une oeuvre à point de vue unique, arrêtée dans le temps, pourtant une oeuvre ouverte, publique mais qui ne livre rien quand elle est fouillée. C'est parfait. Pour tous, il est évident qu'elle a existé. Mais elle a disparu. Notre oeuvre n'existe que par la disparition de Ceril.