Emmanuel Carrère V13 éditions P.O.L - entretien avec Grégoire Leménager, directeur adjoint de la rédaction de l'Obs - rencontre au Mans, soirée d'ouverture du festival Faites Lire le lundi 29 septembre au théâtre Paul Scarron au Mans (Sarthe) - à l'occasion de la parution de "V13" aux éditions P.O.L
Épitaphe
Celui qui ci maintenant dort
Fit plus de pitié que d’envie,
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit,
Prends garde qu’aucun ne l’éveille ;
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille.
Le comédien La Rancune un des principaux héros de notre roman (car il n'y en aura pas pour un dans ce livre-ci ; et puisqu'il n'y a rien de plus parfait qu'un héros de livre, demi-douzaine de héros ou soi-disant tels feront plus d'honneur au mien qu'un seul qui serait peut-être celui dont on parlerait le moins, comme il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde), La Rancune donc était de ces misanthropes qui haïssent tout le monde et qui ne s'aiment pas eux-mêmes, et j'ai su de beaucoup de personnes qu'on ne l'avait jamais vu rire.
" Chapitre premier. Une troupe de comédiens arrive dans la ville du Mans.
Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si les chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure ; mais au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toute les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans."
Qui surpasse Fouquet en justice, en bonté,
Et qui porte plus loin la générosité ?
Il sait sans se tromper mettre la différence
Entre le vrai mérite et la fausse apparence ;
.
Il prévient la demande, et secourt au besoin
L'illustre malheureux, tant de près que de loin.
J'en puis parler, Sapho, sa bonté non commune
Combat depuis longtemps ma mauvaise fortune.
Sache le sot qui s'en scandalise que tout homme est sot en ce bas monde, aussi bien que menteur, les uns plus et les autres moins ; et moi qui vous parle, peut-être plus sot que les autres, quoique j'aie plus de franchise à l'avouer, et que mon livre n'étant qu'un ramas de sottises, j'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce qu'il est, s'il n'est pas trop aveuglé de l'amour propre.
Ils se dirent mille choses si tendres que j'en ai les larmes aux yeux toutes les fois que j'y pense.
Quand une personne qui parle beaucoup se rencontre tête à tête avec une autre qui ne parle guère et qui ne lui répond pas, elle en parle davantage ; car jugeant d'autrui par soi-même et voyant qu'on a point reparti à ce qu'elle a avancé, comme elle aurait fait en pareille occasion, elle croit que ce qu'elle a dit n'a point assez plu à son indifférent auditeur ; elle veut réparer sa faute par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent encore moins que ce qu'elle a déjà dit, et ne déparle point tant qu'on a de l'attention pour elle.
La Rancune dit au Marchand qu'il était affligé d'une difficulté d'urine et qu'il était bien fâché d'être contraint de l'incommoder; à quoi le Marchand lui répondit qu'une nuit était bientôt passée. Le lit n'avait point de ruelle et joignait la muraille ; la Rancune lui demanda le pot de chambre, -Et qu'en voulez-vous faire ? dit le Marchand ; le mettre auprès de moi de peur de vous incommoder, dit la Rancune. Le Marchand lui répondit qu'il lui donnerait quand il en aurait à faire ; et la Rancune n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il était au désespoir de l'incommoder. Le Marchand s'endormit sans lui répondre; et à peine commença-t-il à dormir de toute sa force que le malicieux comédien, qui était homme à s'éborgner pour faire perdre un œil à un autre, tira le pauvre Marchand par le bras en lui criant : Monsieur, oh ! monsieur ! Le Marchand tout endormi lui demanda en baillant : Que vous plait-il ? -Donnez moi un peu le pot de chambre, dit la Rancune. [...]
Les comédiens s'en trouvent bien. Ils en sont caressés davantage dans les villes où ils représentent, car, étant les perroquets ou sansonnets des poètes, et même quelques-uns d'entre eux qui sont nés avec de l'esprit se mêlant quelquefois de faire des comédies, ou de leur propre fonds, ou de parties empruntées, il y a quelque sorte d'ambition à les connaître ou à les hanter. De nos jours on a rendu en quelque façon justice à leur profession et on les estime plus que l'on ne faisait autrefois. Aussi est-il vrai qu'en la comédie le peuple trouve un divertissement des plus innocents et qui peut à la fois instruire et plaire.
Sache le sot qui s'en scandalise que tout homme est sot en ce bas monde, aussi bien que menteur, les uns plus et les autres moins; et moi qui vous parle, peut-être plus sot que les autres, quoique j'aie plus de franchise à l'avouer et que mon livre n'étant qu'un ramas de sottises, j'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce qu'il est, s'il n'est pas trop aveuglé de l'amour-propre.