Ma grand-mère avait une façon bien à elle d'associer les deux croyances. Après chaque messe d'actions de grâces, elle égorgeait un poulet dont elle offrait le sang en libation aux génies qui nous protégeaient. Le prêtre lui expliquait que c'était inutile, car la messe avait déjà contenté le plus grand de tous les dieux. Mais Grand-mère avait ses raisons : "Les dieux sont comme les fonctionnaires. Si on veut faire bouger les choses, il faut graisser la patte aux plus petits."
Ce fut une conversion inhabituelle, accomplie à l'improviste par un missionnaire italien qui se rendait en Chine. A priori Padre Carlo n'avait pas l'intention de rallier Phekhon à l’Église et ne faisait que passer. Au cours d'une partie de chasse, mon grand-père aperçut une créature étrange qu'il prit tout d'abord pour un animal sauvage ou un khimakha (ogre dans le genre du yéti tibétain, mi-ours, mi-singe, et grand comme un arbre). Il captura la bête et la ramena à la maison. Padre Carlos se retrouva enchaîné pour la nuit dans la porcherie; ses plaintes et ses lamentations retentirent dans tout le village. Ayant exprimé par gestes qu'il voulait manger, il accepta du riz cuit; les villageois se demandèrent alors si, tout compte fait, ce n'était pas un être humain qui avait, dans ce cas, droit à un minimum d'égards, notamment à l'hospitalité traditionnelle. (Des doutes continuèrent à planer sur son humanité car il n'avait pas de doigts de pied. Les Padaung n'avaient jamais vu de chaussures.) Il se laissa convaincre de passer le reste de sa vie au village.
Ces gens-là sont peut-être aussi ignares que des paysans, mais ce sont eux qui ont les fusils. Ne discute jamais, jamais avec eux.