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Citation de Coco574


Si je regarde derrière moi – j’ai malheureusement passé l’âge de regarder devant – je m’aperçois que rien dans ma vie ne s’est déroulé conformément aux attentes de la majorité des gens. Ayant débuté ma carrière à quinze ans, à Saint Louis, dans la peau d’une jeune putain ne nourrissant d’autre ambition que d’avoir quelque chose de consistant à se mettre sous la dent et quelque chose de beau et de chaud sur le dos, j’ai fini par devenir une femme d’affaires, une administratrice de lupanar, recrutant et formant les jeunes putains, exerçant toujours dans les lieux les mieux fréquentés. Et me demandant toujours pourquoi ça s’était passé de cette façon plutôt que d’une autre. Mais je peux le dire aujourd’hui, s’il m’est arrivé d’avoir du remords, je n’ai jamais eu de regret.

À l’époque où, à La Nouvelle-Orléans, juste avant de prendre ma retraite, j’administrais ma dernière maison, régentant mes filles et mes hôtes, je me disais que je n’avais rien à envier à un Pierpont Morgan dictant sa loi à Wall Street ou à un Buffalo Bill monté sur son cheval blanc et fracassant dans les fumées du bourbon des boules de verre pour le ravissement des michés.

 

Je regrette de ne pas avoir gardé de photos de ma dernière maison. Tous ceux que j’ai reçus pourraient en témoigner, il n’y avait pas en ville d’endroit mieux fréquenté. Je n’avais lésiné ni sur le verre de Venise autour des becs de gaz, ni sur les tentures de velours rouge sang tombant du plafond jusqu’au plancher, ni sur les filles que j’avais personnellement sélectionnées et fait venir d’endroits aussi reculés que Saint Louis et San Francisco – huit en tout, plus deux café au lait pas trop foncé que je donnais comme espagnoles ; de toute façon, personne n’avait envie de chicaner à partir du moment où on avait pu tranquillement tremper son biscuit ou se faire brouter la tige en paix.

Si on veut monter une maison qui tourne – et j’en ai monté trois avant de me retirer, en 1917 – il faut un minimum de jugeote et une grande dose de prévenance pour les habitudes, manies légères et sentiments de confort dont aiment à s’entourer les clients. Du côté de l’estomac, je traitais au mieux mes hôtes, et je m’étais attaché une cuisinière, Lacey Belle, qui demeura des années durant avec moi. Elle s’occupait de tout ce qui concernait le marché, aidée par deux nègres qui ramenaient les produits frais aussitôt achetés. Lacey Belle était un vrai cordon-bleu : elle vous proposait au choix des plats créoles, français ou américains ; on ne pourra pas me reprocher d’avoir donné des aigreurs d’estomac à qui que ce soit. Les filles et les messieurs mangeaient ce qu’il y avait de mieux. L’argenterie était de bon aloi et la cristallerie irréprochable, le vin servi dans des bouteilles bien poussiéreuses et correctement étiquetées pour les clients qui savaient ce qu’ils voulaient. Les hommes qui se rendent dans une maison ne le font pas uniquement parce que la queue les démange : ils ont souvent besoin d’un peu de chaleur, quitte à en acquitter le prix. À l’intention de ceux qui n’étaient pas portés sur un cru particulier, j’avais une provision de bouteilles fantaisie régulièrement remplies d’un vin rouge ou blanc tiré des fûts d’un fermier cajun. Le whisky était le meilleur bourbon du Kentucky, et Harry, mon cocher-barman-factotum, était capable de préparer les gin-fizz, tom-collins, horse’s neck et autres mélanges qu’un type pouvait se mettre en tête de demander, histoire de montrer qu’il était allé aux courses à Saratoga, à Churchill Downs ou à Hot Springs.
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