Présentation de l'EUPL,Prix Littéraire de l'Union Européenne, et interview de la lauréate belge 2020, Nathalie Skowronek, pour son roman "La carte des regrets", publié chez Grasset.
Musique et sound design : Gampopa
On dit, pour faire vite, que la troisième génération est celle qui déterre les secrets.
A propos des ateliers chinois de la rue Popincourt (XIe arrondissement de Paris) où s’entassent des milliers de shmattès.
Nous n’en revenions pas d’observer cette même marchandise qui, chaque samedi, séduisait la plus branchée de notre clientèle. Elle la passait dans les cabines d’essayage, la découvrait à son goût, et ce chemin parcouru par une robe, un jean, une tunique, si communs dans les magasins de gros puis soudain, comme par magie, si attrayante dans l’espace soigné de nos boutiques, nous semblait chaque fois inattendu et fabuleux.
p. 167
L'écriture permet de se glisser à l'intérieur. Eprouver, changer de peau.
Je me suis rappelé qu'écrire c'était un mot après l'autre, puis une phrase après l'autre, puis un paragraphe après l'autre. Comme dans un mouvement de brasse coulée, on prend l'air et puis on plonge. Au bout de la longueur, on se retourne et on recommence. On n'a pas de vision claire de la distance parcourue, encore moins de ce qui nous attend, chaque séquence étant un monde en soi. Qui mobilise nos forces, prolonge nos efforts, nous emmène plus loin.
Lorsque je m'engage, je ne me dérobe pas, il n'aura pas à se repentir de m'avoir fait signe. Surtout, je me sais experte dans l'art de répondre au désir de l'autre. Il m'est plus aisé de m'ajuster à celui qui est en face de moi que de prendre le risque de me découvrir.
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La question de la réception n’est jamais simple. Il y a l’accueil du « milieu littéraire », celui des lecteurs anonymes et, plus sensible, celui des proches. J’avais peur de ce qu’ils liraient entre les lignes, interpréteraient, extrapoleraient. Chaque publication est pour moi l’heure des rapprochements et des malentendus. Seront-ils d’accord avec ma version de l’histoire ? Froissés ? Faudra-t-il que je me justifie, argumente, serre les poings ? Je suis à la fois l’écrivain de la famille et celle qui en livre une vision trop personnelle, la tension entre les deux m’entraîne vers des montagnes russes émotionnelles qui m’épuisent sans qu’il soit question d’y renoncer.
Je connais aussi le sentiment de désœuvrement dans lequel nous plonge la fin d’un manuscrit. On se sent vidé, on tourne en rond, on se demande si la grâce de l’écriture reviendra, si l’on n’est pas arrivé au bout de ce qu’on peut faire, dire, porter (reste-t-il encore suffisamment de tissu ? se demande Ossip Mandelstam, le poète russe). De sorte qu’au moment de recevoir le message dans ma boîte mail, j’étais fébrile, inquiète, je ne me croyais disponible pour rien ni personne.
Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es.
Ta peine est ton trésor, ne l'oublie jamais.
On le sait : il y a une responsabilité à dire, comme il y a une responsabilité à ne pas dire. Sur cette question, ne pas trembler, se fier à la ligne de George Orwell, établie dès son Hommage à la Catalogne en 1938 et ses premières prises de distance avec le communisme stalinien. Qu'importe si cela fait peser sur lui un soupçon délirant d'être un agent au service de la CIA, son credo sera celui-là : ne pas s'empêcher de dire ce qui est, sous prétexte que cela risquerait de servir ses ennemis.
P. 46-47
Je le porte en moi, ce livre que je voudrais écrire. Je voudrais raconter la vie de Karen Blixen. Cette femme me parle. Karen est ma sœur, son chemin est le mien. Je voudrais dire ses désirs, ses épreuves, son besoin d'exister. Tracer les contours de ce qui l'amène à créer. J'ai l'impression qu'en parlant d'elle j'arriverai à parler de moi. Je suis lasse, lasse de mentir. Et, comme Karen, j'ai l'espoir que l'écriture pourra me sauver.