Au fur et à mesure, les rires viennent plus facilement, chacun attend une voix, un signe pour s’y joindre. Si quelqu’un passait devant la maison à ce moment-là, il jurerait sur tous les saints qu’il est impossible que quiconque dans cette maison soit mort. Tout le monde rit derrière son mort.
Celle qui parlait avec la maison, c’était ta mère ; c’est d’elle que tu tiens ça. À peine la porte ouverte, des bismillah plein la bouche, elle disait : « Ô maison ! N’ai pas peur, c’est moi, l’un de tes occupants.
Vivre à Diyarbakir, c’est naître dans une langue et parler de là, de ce lieu où le kurde, parce qu’il a été interdit, n’est pas un kurde correct, où le turc, parce que ceux qui vivent là ne sont pas turcs, n’est pas un turc correct, où ce que l’on parle n’est le dialecte, le patois d'aucune langue, où ce que l’on entend n’est surtout pas un accent, mais une langue qui « boite », où le kurde et le turc, grammaticalement, sémantiquement, ne se sont pas contentés de se contaminer, mais sont allés jusqu'à se briser l'un l'autre. p9
C’est, alors qu’une bombe explose soudain en pleine journée et que l’on poursuit son chemin, sourire en entendant quelqu’un dire : « Mince alors, ils commencent tôt aujourd’hui », et tomber sur la conscience politique du mendiant qui prie pour « qu’Allah libère vos prisonniers et qu’il fasse que l'on retrouve les os de vos morts ». p10
Vivre à Diyarbakir
C'est s'efforcer d'expliquer "pourquoi, mon Dieu, les Kurdes naissent vieux".
C'est endosser le fardeau d'une capitale illégale en rêvant qu'un jour cette ville deviendra, dans tous les sens du terme, "la capitale de la colombe".
C’est, à 12 ans, être témoin de l’assassinat non élucidé de Vedat Aydin, à 13 ans de celui d’Apê Musa, à 36 ans de celui de Tahir Elçi et, dans l’intervalle, de ceux de centaines de gosses dont on a malheureusement depuis oublié le nom.
La catastrophe n’est pas un coup du destin, elle est en relation avec le cosmos, c’est à dire avec les rouages du monde.