Monique Ayoun -
L'amant de Prague .
Monique Ayoun vous présente son ouvrage "
L'amant de Prague" aux éditions La Grande ourse. Rentrée littéraire 2015. http://www.mollat.com/livres/ayoun-monique-amant-prague-9791091416290.html Notes de Musique : ?Prague Honeymoon? (by Meaner Pencil). Free Music Archive.
Lorsque Carla, dès le lendemain, découvrit sur le visage de Peter les premiers signes annonciateurs de la crise, elle se retint de hurler, se calma aussitôt et très vite adopta une ligne de conduite qu’elle voulut immuable : ne pas s’enfuir comme elle avait coutume de le faire, mais ne pas discuter non plus, surtout ne pas répondre à son hostilité, ne pas pas s’énerver sinon c’est lui qui quittera l’appartement. Un seul mot d’ordre : ignorer, se taire, se dérober s’il le faut. Ne pas frotter l’allumette contre la pierre, le jeu repose sur cette seule règle. Rester aussi immuable qu’une montagne quelles que soient les agressions.
En se retournant vers la Vieille Ville, Carla eut un choc visuel : un bouquet de bâtiments baroques, gothiques et rococo se mêlaient, se chevauchaient en un chaos vertigineux, comme dans un tableau cubiste. Elle s’empara de son appareil photo pour fixer cette image, mais au moment où elle appuya sur le déclic une drôle d’intuition l’assaillit : la ville était double. Il avait la Prague visible et la Prague cachée. Dans le viseur de l’appareil, les hautes silhouettes noires des nombreuses statues qui ornaient chaque église se détachaient nettement, presque en rang d’oignons, semblables à une armée de sentinelles ou de fantômes. Oui, toute une population souterraine semblait hanter la ville, un peu comme si chaque habitant avait sa réplique invisible qui l’espionnait…
Le long d'une rue étroite, les lampadaires s'allument. Des fenêtres luisent dans l'ombre. Silhouettes noires. Solitude. Jamais ville ne lui avait paru si étrange, étrangère. Solitude des monuments austères. Solitude des saints aux postures convulsives. Solitude des passants...
Toi l'homme-tronc, l'homme à veste et cravate, l'homme à gros estomac, l'homme à tête de chapitre, toi qui gravis laborieusement les échelons de ta carrière, toi qui hantes les stades, qui fais des cauchemars la nuit, qui entretiens des relations courtoises avec ton concierge et ton dentiste, qui possèdes une carte orange, qui aimes ta mère ou la déteste, oui toi, l'homme pensant social digestif, cache-toi, fiche le camp, dégage, allez ouste !
Toi, homme, si prompt à te croire unique, irremplaçable, tes grandes idées dont tu es si fier, ta petite pensée têtue que tu ériges tout seul contre l'univers, cache-là bien, on s'en fiche...