VLEEL 261 Rencontre littéraire avec Mona Messine, Céline Righi, Kinga Wyrzykowska Terres de Paroles
Le chant des arbres balayait tous les bruits alentour, inutiles. La biche racla du museau le sol pour remuer la terre et dénicher des glands. Sous un tapis de feuilles, elle en trouva quatre, ratatinés sur eux-mêmes, amassant en même temps des brins d’herbe séchée et des aiguilles de pin qui, sans qu’elle s’en aperçoive, resteraient collées sous son menton. Derrière elle, les feuilles prenaient la lumière d’un commencement de soleil, des liserés d’or sur leur pourtour.
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Une amanite à peine sortie de terre rentra son chapeau et prévint par ses racines les arbres tout autour. La guerre avait commencé. Les mucus et les feuilles bruissèrent et relayèrent les informations.
La biche et la forêt : deux pieds de ronces imbriqués l’un dans l’autre, qu’on ne voudrait pas démêler.
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Tout se déroula au ralenti. Entre deux buissons d’anémones planqués sous des pins sylvestres, une araignée-loup rebondit dans sa toile, transmit les ondes de la forêt, laissa vibrer une mouche enrobée de son fil, cocon de soie destructeur, ordre immuable des choses. La nature pulsait et gorgea la biche de courage.
Gérald était nerveux quand il faisait trop beau, comme ce matin, qu’avant 10 heures, déjà, des promeneurs arrivaient près des abords de la forêt, loin d’ici mais pas assez. Des familles, des sportifs, ces paresseux qui venaient là pour les loisirs alors que sa discipline à lui, la chasse, c’était du sérieux. Des crétins qui auraient mieux fait de rester chez eux à bouffer leur confiture d’églantine ou faire des crêpes aux flocons d’avoine pour le petit-déjeuner.
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Le partage rituel après la chasse en battue ne pourrait avoir lieu dans la liesse. Les balles tirées sur les os des animaux suintaient et diffusaient leurs substances chimiques, poison pour les hommes. À eux revenait la tâche de découper la viande au plus vite pour préserver le maximum de la victuaille. Optimiser le cadavre pour en tirer davantage.
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Il n’y avait qu’ainsi, armé, que le chasseur se sentait fort et en sécurité. C’était pour cela qu’il chassait. Pour le contrôle. D’étymologie ancienne, contrôler : vérifier des comptes. Évaluer la vie de la biche comme ce qui lui manquait ou ce qui lui était dû. La balle : moyen de rétablir l’équilibre de son vide intérieur. Il était prêt à tuer.
Il s’engouffra dans sa voiture avant qu’on ait pu le questionner et démarra. Il allait tenter de rejoindre le quart sud de la forêt. Gérald ne pouvait qu’être là-bas, parmi les ruines de pierre, les prairies, tout ce qu’il y avait de plus rassurant, de plus humain. Il le savait depuis le début, mais personne ne lui avait rien demandé. Alan allait sauver les biches, stopper un massacre annoncé. Sa main ne décollait pas du levier de vitesse, il n’avait plus besoin d’être convaincu. C’était cela son pouvoir face au maire dédaigneux : il connaissait mieux que personne la forêt et ses cachettes, savait où la biche dormait et jusqu’où Gérald irait la traquer. Il passa la seconde et frotta la buée sur l’intérieur du pare-brise. Comment avait-il pu oublier ses facultés, lui, le fin connaisseur des sentiers sylvestres, et se terrer face aux ordres et contrordres de sa hiérarchie ?
Elle était plus petite que les autres, mais aussi plus agile. Son intuition surprenait. Du fond de son ventre, elle connaissait la forêt, même les endroits où elle n’était jamais allée. Elle vivait avec son élément. La biche et la forêt : deux pieds de ronces imbriqués l’un dans l’autre, qu’on ne voudrait pas démêler.
Sonnée par le premier faux signal du fusil, la biche patientait, exsangue, en essayant de récupérer le fil du jour. Les chasseurs restaient sur ses traces, elle ne pouvait l’oublier. Décapiter des pâquerettes avait une saveur pauvre, et pourtant, elle n’avait plus que ça ce matin. Elle se noya dans cette idée : manger. Les faons étaient en sécurité pour le moment, ses pensées s’envolèrent librement. Comment s’endormir dans les herbes de la prairie en sachant que sa cervelle pouvait exploser à tout moment dans le viseur d’un sanguinaire ?