Miguel Bonnefoy présente son prochain roman «
le rêve du jaguar » à paraître le 21 août 2024 !
« Dans toute portée de chats, il y a un jaguar. La mère prudente, l'isole, le chasse, pour l'empêcher de dévorer les autres. Il grandit différemment. Il s'émancipe. Ce sont les bâtisseurs de cette ville. On est tous fils d'un rêve de jaguar. »
A l’heure des grandes crises migratoires, des cimetières marins, des grands déplacements humains, il n’était peut-être pas si déplacé de pouvoir faire le récit d’un dialogue entre deux cultures, une sorte de pont de papier qui peut se dresser entre plusieurs peuples, et voir si ces trajectoires peuvent être plus fécondes.
Les enfants qu'ils eurent, dont les veines n'avaient pas une seule goutte de sang latino-américain, furent plus français que les Français. Lazare Lonsonier fut le premier d'une fratrie de trois garçons qui virent le jour dans des chambres aux draps rouges, sentant l'aguardiente et la potion de serpent. Bien qu'entourés de matrones qui parlaient le mapuche, leur première langue fut le français. Leurs parents n'avaient pas voulu leur refuser cet héritage qu'ils avaient arraché aux migrations, qu'ils avaient sauvé de l'exil. C'était entre eux comme un refuge secret, un code de classe, à la fois le vestige et le triomphe d'une vie précédente.
Les premiers jours, Lazare Lonsonier fut si occupé à consolider les tranchées, à installer des rondins et des claies, à aménager le sol en posant des panneaux quadrillés, qu'il n'eut pas le temps de ressentir la nostalgie du Chili. Avec ses frères, ils passèrent plus d'un an à installer des barbelés, à diviser des rations de nourriture et à transporter des malles d'explosifs, au milieu de longues allées bombardées, entre des batteries d'artillerie, d'une ligne à une autre. Au début, pour conserver une dignité de soldat, ils se lavaient à petite eau, quand ils trouvaient une source propre avec un peu de savon qui couvrait leurs bras d'une mousse grise. Ils se laissèrent pousser la barbe, par mode plus que par négligence, afin d'avoir l'honneur d'être appelés eux aussi "poilus".
Personne n’apprend à dire qu’il ne sait ni lire ni écrire. Cela ne s’apprend pas. Cela se tient dans une profondeur qui n’a pas de structure, pas de jour. C’est une religion qui n’exige pas d’aveu.
Marius Buisson avait acquis ce logement après une vie de services auprès de la garde impériale. C’était un vieil officier de l’armée, né dans le siècle des philosophes, grand amateur de sciences, qui avait perdu une main lors de la prise d’Alger, un œil pendant le siège de Sébastopol, une jambe à la fin de la bataille de Malakoff et boitait de l’autre depuis qu’un cheval d’une demi-tonne s’était effondré sur son genou, dans les marécages de Crimée. Le jour de la victoire de Solférino, il avait été décoré de médailles coloniales et s’était acheté un bel appartement aux poutres apparentes, dans lequel il avait fait construire sur mesure une bibliothèque en bois de chêne, uniquement composée de littérature scientifique, où il avait prévu de passer ses dernières années. Mais il ne put en profiter car, un mois plus tard, au milieu de l’été, alors qu’il faisait des travaux de charpente, une poutre se détacha et, percutant la bibliothèque, l’écrasa comme un cafard au milieu de son salon. Il mourut sur le coup, après avoir survécu à tous les combats et à toutes les batailles, borgne et manchot, la tête aplatie sous des livres, la médaille de la d’Italie plantée dans le cœur.
Un soir, alors qu'Ilario Da revenait de l’école, il demanda à sa mère sur Ie chemin de la maison :
- Qui est mon papa ?
Margot se dit que tout Ie monde avait droit a la vérité, même les enfants. Elle répondit donc avec la plus grande honnêteté :
- C’est moi.
Depuis cette conversation, on ne parla plus jamais de la filiation d’Ilario Da qui se mit a répéter que son père et sa mère étaient la même personne.
Il quitta ce pays de calcaire et de céréales, de morilles et de noix, pour s’embarquer sur un navire en fer qui partait du Havre en direction de la Californie. Le canal de Panama n’étant pas encore ouvert, il dut faire le tour par le sud de l’Amérique et voyagea pendant quarante jours, à bord d’un cap hornier, où deux cents hommes, entassés dans des soutes remplies de cages à oiseaux, jouaient des fanfares si bruyantes qu’il fut incapable de fermer l’œil jusqu’aux côtes de Patagonie. (pages 11-12)
Des millions de spectateurs découvrirent avec hébétude la tête de la statue de la Liberté, qui huit ans plus tard serait offerte aux États-Unis pour contempler éternellement la baie de New York, où l’on pouvait pénétrer pour quarante centimes, ce qui faisait dire aux visiteurs : « La liberté a la tête creuse. »
Elle n'éprouva ni vertige, ni crainte. Seulement la puissance animale de cinq cents chevaux de métal qui l'arrachèrent du sol en dépliant leurs ailes fauves. Elle monta si haut qu'elle eut l'impression que le pays tout entier lui apparaissait d'un seul coup. De gros nuages se fendaient en bosses et protubérances. Les formes étaient courbes, galbées, bombées comme des jarres, suspendues comme des coraux, pleines de veinures secrètes, tout obéissait à des emblèmes féminins. Elle confirma à cet instant que le nom du ciel ne pouvait pas être masculin. Elle ne pouvait croire que les premiers aviateurs aient été des hommes. À le voir, le ciel était d'une féminité explosive, aux rondeurs corollaires. Cette demeure était faite comme un nid, un sein, prouvant que les premières civilisations des nuages avaient été matriarcales.
Après une courte sieste, le charpentier se levait, le menuisier reprenait sa brouette, les maçons réveillaient les manœuvres endormis, et tout ce peuple muet se remettait à cingler comme une enclume sous le marteau du labeur. Octavio éprouvait un profond saisissement devant ce spectacle. Chacun y était aussi autonome et aussi nécessaire qu'un mot dans la musique d'une phrase.