Sur le chemin du retour, Ruby esquisse l’intrigue : une femme rencontre un inconnu dans la forêt. L’inconnu tue la femme. Ou la femme tue l’inconnu. Ou on recommence : Une femme rencontre un individu dans la forêt. L’étranger attire la femme avec de la viande d’élan. La femme devient étrange. Ça ne finit jamais bien.
il réplique que la pêche est sa seule religion, que la rivière est une sorte de dieu - elle te noie comme une merde, que tu sois un aigle ou un putain de moustique, ça ne fait pas la moindre différence, rien n'est jamais fait à moitié.
Les scientifiques
Un scientifique est assis dans un bateau et plonge des éprouvettes dans la rivière.
— Turquoise, dit l'un pour décrire la couleur de l'eau.
— Verte, dit un autre.
— Sang de glacier.
— Ciel écrasé.
— Bleu Kenai.
Ils étudient la qualité des sédiments glaciaires.
Le reflet de l’île s’étire à la surface de la rivière, tremblote sur l’eau. Rivière, viens-tu ou vas-tu ? La Kenai, un flux laiteux mêlé de rubans verts et bruns, est enragée, est au repos.
- Dieu tient davantage de la baleine que de l’homme, dit-elle.
Là, le sang s’échoue sur le rivage et fait fondre la glace. Mes pieds nus sont teintés et léchés de rouge. La neige froide. Le sang chaud jaillissant du ventre de la baleine. Ils l’ont dépecée et lui ont tranché un lambeau de chair avec des tronçonneuses. Une baleine hors de l’océan est une montagne, un horizon, une courbe de ciel différente.
Il casse des choses – des portes, des verres des assiettes. Il casse des os, mais seulement les siens, et il assène des coups de poing dans les murs de la cabane. Quand il rentre la plupart du temps, doux et titubant, il passe un bras autour d’elle et elle le soutient pour l’accompagner jusqu’au canapé, en espérant qu’il ne réveille pas leur fille.
- j’aime mes femmes, dit-il. J’aime mes femmes.
Là, l’œil d’une baleine est petit, comparé à une baleine. Une baleine est petite, comparé au monde. Je découpe l’œil de la baleine et le prends dans le creux de ma main. Il contient un océan, noir et orageux.
Le Good Time Charlies’s est une boîte de strip-tease qui faisait les meilleurs fish and chips du coin, tu le sais parce que Sasha t’en mettait toujours une portion à emporter quand tu venais récupérer Jack. Mais Charlie est mort et a emporté avec lui la recette spéciale de sa chapelure « personne n’en sait rien, mais c’est pas de la bière ». Et le sol était recouvert de sciure jusqu’à ce qu’un jour on la balaie, Sasha t’avait raconté que les strip-teaseuses avaient menacé de se mettre en grève car les strings et la sciure ne faisaient pas bon ménage, tu peux très bien l’imaginer.
Ils buvaient de la Carolans Irish Cream et de la liqueur d’airelles artisanale à même la bouteille qu’ils faisaient circuler autour de la table, gorgée après gorgée.
Elle était sortie et je l’avais accompagnée. Elle était un peu éméchée, contente-éméchée. Nous avions contourné la cabane, bras dessus, bras dessous, en direction des toilettes extérieures. La nuit claire constellée d’étoiles sculptées dans la glace. Nous avancions d’un pas lourd dans la neige quand nous nous arrêtâmes soudain. Au-dessus de la crête, des rubans verts sinueux traversaient le ciel, entrelacés et étincelants. Je n’en avais encore jamais vu – des bandes de néons faisant l’amour avec l’obscurité, et je ne pouvais en détacher le regard.
Elle pourrait s'enfuir. Crier. Ramasser une pierre. Un vieil hameçon sur le sol. Elle sourit à nouveau et se rassied, pose la main gauche sur l'hameçon. Elle l'embrasse sur la bouche et prépare son arme dans sa main gauche. Elle passe son index sur les lèvres de l'homme, le glisse à l'intérieur de sa bouche, vers ses dents, et expose la chair rubis de sa lèvre inférieure. Elle le regarde droit dans les yeux. Puis elle enfonce l'hameçon, lui transperce la chair. Il se recroqueville de douleur et elle l'abandonne sur la berge avant de s'éloigner en bateau. Il aura une cicatrice et il n'oubliera jamais. Elle ne quittera plus sa maison sans un hameçon en poche.