Citations de Matthieu Simard (152)
Les auteurs morts sont chanceux ; ils n'ont pas à se pointer dans les salons du livre.
J'ouvre la portière et j'inspire la rivière. Le courant dans mes narines. La neige plus blanche que n'importe où en ville. En sourdine, le crépitement discret des remous de la Yamaska. Les morts d'ici sont chanceux.
Pendant toutes ces années, Suzor et moi avons été, je crois, la plus belle chose aux doigts entrelacés à déambuler sur les trottoirs montréalais.
Nous étions incapables d'oublier mais nous réussissions, dans notre solitude à deux, à nous réchauffer la moelle. Pendant quinze ans nous sommes restés beaux malgré le passé qui nous avait défigurés.
Oui, il y a beaucoup d'amour ici, planant autour de nous, qui se mêle à la fumée des cigarettes que Skip achète chez Big Chiefs sur la 344 à Oka.
La lumière timide des jours de janvier s'estompe dans le salon à mesure que Skip et moi nous racontons l'absence de vie dans notre dernière année.
La vérité, c'est que je suis une octogénaire irritée par la sénescence, qui survit à coups de pilules avalées chaque matin, renouvelées à tout jamais, à prendre avec de la nourriture. L'arrière-goût poudreux de la maladie ne s'efface qu'au moment d'aller me coucher. C'est ça, la vérité. Mais je dis rarement la vérité.
- Je vous aime mieux debout, Matante. Vous êtes la personne la plus debout que je connaisse. Je voudrais pas que ça change.
- Comment vous allez, Matante ?
- Tu veux une belle histoire ou la vérité ?
Maintenant, nous sommes vieux, beaucoup moins nombreux, et nous avons des choses à ne pas oublier.
Le secret de leur amitié était très simple : ils ne se voyaient presque jamais. Parfois quelques années passaient entre leurs rencontres et ça ne semblait pas les déranger.
Je rêve de ce que Suzor et moi serions aujourd'hui si nous avions su oublier. Beaux et vieux. Dégoulinants comme des adolescents. Ensemble. Mais la mémoire est un animal qu'on ne contrôle pas.
Le vent dans le visage et le regard vide, je prends la main de Suzor et c'est comme si l'Arctique au complet s'y était réfugié.
Nous avons perdu la tête comme on perd son compte de taxes municipales : volontairement.
Trois mois, elle et moi. Flous, sombres, lents, ornés de maux de coeur et de migraines, de tremblements et de frayeurs. Ce n'était pas facile, sans électricité, sans eau courante, ce ne le serait plus jamais, facile, mais ce n'est pas ce que je veux raconter. Il y avait tellement plus que les difficultés techniques. Il y avait le repli sur soi. L'effacement du passé. La projection vers le vide. Toute la chute intérieure, bien plus intéressante que les trébuchements physiques.
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Ce n'est pas vrai. Rien n'allait bien. Dès que j'ai jeté un oeil dehors, dès que j'ai vu l'absence de tout, dès que j'ai senti le souffle court de la nature pénétrer chez moi par la meurtrière, j'ai su que c'était sans doute la fin, du-moins son début. La fin de ce que nous connaissions, mais il y avait quelque chose d'un peu réjouissant là-dedans. La fin des communications. La fin des sports professionnels, des restaurants, des jeux video, des médias traditionnels, des médias crémeux, des chaînes d'emails, de la musique commerciale, des voyages à Punta Cana, des usines de crème solaire, des médicaments, des vaccins, des antivaccins, des êtres humains. Quelque chose d'un peu réjouissant, oui.
Puis m'est venue en tête l'absence de mes proches, ma famille, Julie, les amis, les ennemis. Et j'ai éteint mon cerveau, j'ai refusé leur absence. Ils n'étaient qu'égarés, ils reviendraient. Moi, je n'avais pas le courage de sortir de chez moi pour les chercher, mais eux, eux, ils viendraient. Le déni puissance mille.
Un deux litres de Coke dans une main, un couteau dans l'autre, j'ai lentement ouvert la fenêtre coulissante du salon. Quelques centimètres seulement, mais la poussière n'a pas bougé. Avec la lame de mon couteau, je l'ai découpée comme on tranche un gâteau, puis j'ai poussé avec le manche la portion taillée. Elle a glissé, huileuse, créant une meurtrière formidable qui me permettait de voir la cour arrière, qui laissait pénétrer une parcelle de jour dans la maison pour la première fois depuis des semaines. Il ne faisait pas soleil, mais la lueur de l'extérieur m'a aveuglé quand-même.
Quand ma vue s'est habituée, j'ai enfin constaté l'ampleur de ce qui était arrivé. Cette couverture de suie, partout, comme un fondant sur un gâteau cheap, qui épousait toutes les formes de la ville, aplatissant les plus faibles, menaçant les plus fortes.
L'espoir protégé de déni m'a protégé longtemps. Deux semaines après J.C., j'étais encore convaincu que les secours arriveraient le lendemain. C'est le principe de l'attente à l'urgence des hôpitaux. Le mince espoir que son nom va résonner dans les haut-parleurs dans cinq minutes, et de cinq minutes en cinq minutes, ça fait treize heures qu'on attend, et il n'y a plus aucune chance qu'on parte, pas après tout ce temps.
Maude, qui n'était jamais allée à l'hôpital, aimait que je lui raconte la vie d'avant, à l'extérieur. Comment ça se passait au dépanneur quand on demandait un paquet de cigarettes. Comment les gens se précipitaient vers les portes d'embarquement à l'aéroport comme si c'était premier arrivé premier servi. Comment les feuilles des arbres changeaient de couleur avant de tomber. Comment on se sentait quand une fille prenait notre main pour la première fois. Comme le tapis d'aiguilles de pin rebondissait sous les pas quand on s'y aventurait. Comment on se sentait quand une fille prenait notre main pour la dernière fois.