1. L’appât
Sérieusement, je ne sais pas pourquoi je fais tout ça. Je déteste cette ville, ses habitants, sa politique locale, bref tout ce qui s’y rapporte. Dans cette région du Québec, les arbres sont si hauts et abondants qu’on a l’impression qu’une infime bordure de terre défrichée permet à la ville de… stagner. Car, peu importe ce qu’en dit le maire de ce trou perdu, cela fait plusieurs années que la ville a atteint son plafond en matière de développement économique !
Maniwaki : la ville du grand cinéaste Gilles Carles. Soit.
Les grands espaces sauvages, les cours d’eau affluents puis au Sud-ouest Kitigan Zibi, la réserve amérindienne, plus communément appelée River Desert. Et c’est tout à fait ce que c’est : un désert d’eau et de sauvagerie : la pire qui soit sur terre.
Il y a à peine quelques minutes, j’étais assise sur un banc, rue Principale. Il devait bien être neuf heures du soir. Maintenant, je suis enfermée dans un coffre d’auto tandis que quatre hommes de race blanche discutent et rigolent gaiement en anglais.
Un tournant serré vers la gauche. Ballottée comme une poche de patates, je me frappe la tête contre le métal du coffre. Quelque chose de chaud coule le long de ma nuque et ce n’est pas de la sueur. Bien qu’il fasse une chaleur accablante là-dedans. J’essaie de bouger les poignets engourdis, mais les liens sont encore plus solides que ceux des marins. Néanmoins, je conserve mon sang froid. Dans mon for intérieur, je sais pour quelle raison j’ai accepté de jouer l’appât. Je veux que toute cette histoire puisse enfin avoir son happy end. Elles méritent cette justice, les quelque deux mille victimes non officielles du féminicide de la Vallée-de-la-Gatineau…
Parlant de sang froid, je devrais plutôt me concentrer sur les mouvements de cette satanée voiture afin de pouvoir m’y retrouver dans cette maudite région. En effet, s’ils ont tourné à gauche, cela veut dire qu’ils ont probablement pris le chemin Paganakomin Mikan. Nous serions donc dans la réserve.
Paganakomin Mikan ! Mon sang se glace d’un coup et mes jambes se mettent à trembler sans retenue. Il y a des dizaines de lacs dans la région, sans compter les rivières et la forêt aussi sombre qu’un tombeau à cette heure. S’ils suivent cette route, je suis foutue !
Dans la bassine de liquide amniotique, son souffle est bref. Mon œil hagard. Dur de le reconnaître ainsi accoutrer. Cette espèce de transe inquiétante qui me fige, à force de fixer le dispositif aqueux qui assure la survie de mon époux.
Flottant mou comme un poisson mort auquel on aurait fixé quelques électrodes pour une expérience quelconque, je me demande si c’est encore lui qui est là. Il semble si irréel, avec sa peau diaphane – qui était autrefois d’un beau brun doré comme celle de tous les Sud-Américains. Je fouille dans la poche de ma tunique. Il y a encore la capsule d’enregistrement qu’on m’avait fait parvenir en express de New-Havana. À part ce corps gélatineux, aux fluctuations cérébrales si basses qu’on pourrait le croire en pleine photosynthèse, c’est tout ce qu’il me reste de lui. Ça, et l’autre.
Le 1er mars 1994,
Encore pas dîné. Ça devient une routine. Par contre, là ils ont un
peu innové. Je me suis fait taxer les souliers neufs que ma mère m’a
payés. Résultat, je suis revenu à la maison en pieds de bas. Romy, la belle
fille du cours de maths m’a bien donné la moitié de son sandwich, mais
elle pouvait pas vraiment me prêter des souliers. Surtout avec mon pied
difforme. Maman va crier au meurtre quand elle va revenir de son quart.
Des souliers orthopédiques, ça coûte une jambe pis un bras. Sans jeu
de mots. Moi qui économisais depuis quelque temps pour mon plan de
vengeance, ça va me faire un trou dans le budget. Je me doute bien que
maman n’aura pas d’argent pour d’autres chaussures.
("Le journal de Simon', nouvelle)
Une odeur. Âcre. Putride. La décomposition d’os à moelle grugés cent fois. Elle se réverbère en écho contre les parois. D’énormes pans de roche dans la pénombre. Moites. Stalactites couvertes de guano de chauve-souris. Le vent salin s’engouffre dans le trou. Mon sépulcre. Au loin, la marée montante lance le ton de sa symphonie macabre. Déjà, elle emplit l’espace de mon dernier repos. Le vent se tait pour la laisser m’appeler. Elle me torture comme le sablier posé sur un échafaud noir. Dame Fatalité s’avance au gré des vagues, sous la lune noire. Elle me pointe en riant, de son doigt décharné. Son rictus de couteaux osseux se délecte à l’avance de mes restes juteux. Ses globes anthracite figent dans la pénombre. Frémissement. Froissement de terre rougeâtre. Du fond de la grotte, une masse s’avance. Ronflement d’éveil. La chose gronde. Estomac éveillé.
("Profondeurs", poème en prose / micro nouvelle)
- Donc cent mille kilomètres à l'heure... Si, Gliese est à quarante années-lumières , cela équivaud à trois cent soixante-dix-huit milliards et quatre cent quarante millions de kilomètres. Si on divise le tout par cent mille kilomètres, puis par le facteur vingt-quatre heures pour une journée, et enfin, par le facteur trois cent soixante-cinq jour, on obtient quatre cent trente et un mille ans et des poussières. Donc, je ne sais pas si vous le savez, mais vous n'arriverez jamais sur Gliese... moi non plus d'ailleurs !
("Apocalypso", nouvelle)
Je n’ai jamais aimé dormir dans le noir. Trop de MONSTRES dans ma chambre. Je ne les ai jamais vus, mais je peux les entendre. Il y a le monstre Carreau-riz-fer qui fait TIC-TIC-TIC dans la nuit quand il fait froid. Il y a aussi le Gring, celui qui pousse la porte de ma penderie. Mais, ce soir-là, les MONSTRES sont restés
silencieux. Mes yeux commençaient à se fermer quand j’ai entendu maman et papa discuter dans leur chambre à coucher.
Quand maman cuisine, elle fait plein de choses en même temps, sans rien
oublier. Et elle est rapide comme les superhéros de bandes dessinées. J’ai une maman-super-pieuvre ! Moi, j,aime la regarder « pieuvrer » le souper. C’est aussi une pieuvre- pâtissière. Elle fabrique de GRANDS gâteaux pour des fêtes et des mariages.
Juillet Pit-Pit-Pigeon revient
un autre bébé sous le bras pondu
chez les sages-femmes charlatanerie
On l’sait ben!
Pigeon-mange-du-granola
tête folle risque ses filles pour une belle idée
("Écornifleuses à poète", poésie faux Renkus)
Tu hoches la tête
poli
le regard éteint, vidé de son esprit
Inepties.
À la croisée des chemins, on se sépare
tu travailles là-bas
je vis ailleurs.
("Retrouvailles", poème en vers)