C'était la première fois que j'entendais ce mot : génocide. Inventé en 1944, pour l'occasion... Si je puis dire... Génocide... Holocauste... Shoah... Tous ces mots pour essayer de nommer ce que rien ne peut décrire. L'horreur humaine la plus absolue. L'abomination.
C'est toujours pareil. Ils pensent que je n'ai pas l'âge de comprendre. Mais j'ai l'âge de comprendre... et d'avoir peur.
Les souffrances de ceux qui étaient revenus des camps n’intéressaient personne.
Pire, elles gênaient !
Un sentiment de culpabilité habitait ceux qui étaient restés vivants !
Cette incapacité d'entendre et de comprendre nous a amenés à imposer le silence à ceux qui auraient dû témoigner.
À cette époque-là, nous pensions que la guerre serait bientôt finie et qu'en attendant, nous pouvions nous accommoder des privations. Vivre sans maison, sans travail, sans école, ou avec peu de nourriture... Nous pensions que les Juifs arrêtés partaient travailler en Allemagne. Nous ne nous doutions pas que quelque chose, ailleurs, s'orchestrait minutieusement. Que la machine était en route. Que l'ombre avançait... et qu'elle menait à l'impensable.
Moi, je m'appelle Daboka.
Je suis l'enfant du ventre de la grande forêt.
Les étrangers ne savent pas sonder mon cœur. Ils ne voient pas ce qui palpite.
Jamais je n'apprendrai la langue de ceux qui tuent !
Jamais je ne les laisserai m'apprivoiser.
Car je n'oublie rien.
Je scrute la rive.
J'examine l'enchevêtrement inextricable d'arbustes, de palmes, de lianes.
Et j'attends. Inlassablement.
Je me suis souvenue qu’un jour, mon père m’avait dit que ce qui faisait la différence entre deux contorsionnistes, c’était la volonté.
Mais en serrant Arioma puis Yömör dans mes bras, je me suis dit que si la volonté comptait, l’amitié, elle, était là pour nous aider à tenir bon et à nous relever.
Au fil des jours, j'ai appris ce qu'il fallait pour vivre avec ma maladie.
Je devais faire attention à tout ce que j'allais manger et je devais me contrôler en prenant une goutte de sang au bout de mon doigt. Six fois par jour. Tous les jours.
On a toujours vécu en parlant un minimum : certains jours, on n'a même pas dit un mot à table. Ce jour-là, j'étais dans la voiture et je parlais de la découverte que j'avais lue dans une revue, parce que j'avais envie qu'on échange autre chose que du silence. Et il m'a dit : "Tu veux pas te taire cinq minutes !". Tout de suite après, son téléphone a sonné et on a eu l'accident.
La brume, les vivants, les morts.
Et ces petits trous que les hommes ont fait dans le corps de mes parents.
Ces petits trous noirs d'où s'échappe le sang.
D'où s'échappe le sang. Sans s'arrêter. Jusqu'au tapis de feuilles d'humus.
Je vois la brume.
Les vivants.
Les morts.
Et dans mon crâne, ce bourdonnement sombre et menaçant.
Quand j'arrive, je ne comprends pas. La fumée des feux peine à s'élever à travers les feuillages et se mêle aux lambeaux de brume. La forêt est d'une pâleur inhabituelle, comme délavée par le brouillard.
Et puis je vois les corps par terre.
Mon père, ma mère, Akara près du feu, Shana, Mamata, Sissipi sous les palmes.
Immobiles.
Leur sang s'échappe de petits trous noirs creusés dans leur peau.