Etait-ce sa propre image future qu'elle voyait là ? Vingt ans, trente ans plus tard, serait-elle cette veuve attendrie au milieu de ses enfants épris d'avenir ? Aurait-elle seulement eu le temps d'avoir des enfants ? Mais la pensée d'Athanase coupa court au glissement de son imagination : elle savait que ce sujet était toujours mêlé de culpabilité et de doute pour lui, et elle ne voulût pas lui donner raison. De tout son être, elle était certaine qu'ils avaient pris la bonne décision, que leurs destinées ne pouvaient être dissociées, et elle refusait de s'appesantir alors que seules la gratitude et la louange avaient place dans son coeur.
Avant que je n’eusse déterminé la réaction adéquate, le susnommé Julien, que ce souci ne retenait pas, avait traversé l’allée qui le séparait de son contradicteur, et d’un coup de pied violent, envoyait à terre chaise et fâcheux. Avec horreur, je vis l’autre, toujours allongé sur le sol, et sans se départir de sa contenance bonhomme, attraper sa chaise à deux mains et en frapper Julien en plein ventre. Tandis que neurones et nerfs s’efforçaient en moi de se coordonner pour traiter les informations, la totalité des autres créatures peuplant la salle, qui jouissaient de toute évidence d’un système nerveux plus performant que le mien, n’avait eu besoin que d’une seconde pour s’embraser dans un pugilat superbe.
Je fis encore quelques pas avant de m’apercevoir qu’il s’était immobilisé. Je m’arrêtai à mon tour et me retournai vers lui en sentant monter encore la menace de cet avertissement informulé qui pesait aux murailles de ma conscience.
Il me dévisageait. Je ne sais combien de temps nous demeurâmes ainsi, sans mouvement, à quelques mètres de distance. Je restais là, anéantie par une influence qui m’enserrait de ses liens invisibles.
Sa voix s’éleva finalement :
— Claude…
Comme foudroyée à ce mot, soufflé dans l’air du soir, et qui n’était ni une question ni une prière mais une affirmation, je reculai violemment.
Je ne résistai pas longtemps à l’impression qui s’introduisait en moi au travers de ce silence prolongé. Au loin, les souples collines de garrigue s’alignaient gaiement dans le soleil matinal, et je n’avais pas besoin d’en voir davantage pour savoir que cet endroit me gagnait à lui. Une légère excitation, la palpitation d’une veine dans mon cou, peut-être une intuition du rôle que ces lieux allaient jouer dans mon existence, quelque chose d’impalpable, enfin, m’avertissait que quelque chose m’attendait ici.