Lecture par l'auteure accompagnée de Karinn Helbert (Orgue de cristal)
Festival Paris en toutes lettres
Elle a perdu son frère mais n'a pas réussi à se rendre à l'enterrement. Elle est effondrée et décide de s'exiler au bord d'un fleuve pour écrire un livre sur lui. Elle garde l'appartement d'un inconnu en échange de deux services : nourrir le chat et les plantes carnivores. Sauf que le chat n'apparaît jamais et que le récit de son histoire fraternelle et de cet amour fusionnel prend peu à peu une tonalité très dérangeante
Marie Nimier lit des extraits de son roman, accompagnée par Karinn Helbert qui fait entendre un instrument aussi singulier que l'est Petite soeur : un orgue de cristal.
À lire Marie Nimier, Petite soeur, Gallimard, 2022.
Lumière par Patrice Lecadre, son par François Turpin
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Une phrase, c'est comme un vêtement. Il ne faut pas qu'elle gratte dans le dos, qu'elle gêne aux emmanchures ni qu'on s'y sente endimanché, ou tarte. »
L'intimité détruit le discours sur l'intimité. On se protège, on réserve sa parole. On a peur que l'autre ne creuse en vous, sans doute, qu'il ne vous gobe pour mieux vous aimer.
Tiago ne lâche pas l’affaire. Il doit bien y avoir quelque intérêt à agir de la sorte, reprend-il le lendemain, ou à se laisser traiter de la sorte – c’est ce que je pense aussi. Je prends peu à peu conscience de la puissance des courants souterrains qui nous traversaient, mon frère et moi. Je nous croyais différents, dans un royaume à part, avec ses règles particulières, son bonheur et ses accrocs intimement liés, sa complexité, ses petites tortures. J’emploie le mot torture, mais pour notre entourage, il ne s’agissait que de choses insignifiantes, des taquineries comme disaient mes parents, arrête de taquiner ta sœur, toujours en train de l’asticoter, et ils riaient, ça les faisait rire les parents, les bénéfices secondaires, donc, sont difficiles à décrire car moi-même, en me relisant, il m’arrive encore de penser, comme mes parents et comme Tiago peut-être avant que je ne lui raconte toute l’histoire, qu’il s’agissait de jeux anodins.
Quand Mika me passait l’ortie sur les épaules : anodin.
Quand il disait au pharmacien que j’avais utilisé du gel capillaire en guise de lubrifiant : anodin.
Quand il me poussait vers le vide et prétendait qu’il m’avait sauvé la vie : anodin.
Des asticotages.
Il n’aurait tenu qu’à moi de me défendre pour que le rapport de force s’inverse. Mais je ne me défendais pas, je trouvais ça déplacé, la défense. Je ne supportais pas l’agressivité, j’y reviens, la mienne encore moins que celle des autres. J’étais profondément non violente, et même si ce n’était plus la mode, je dessinais des macarons peace and love sur mes sacs de classe. Ça aussi j’aurais dû le raconter avant, les peace and love et l’espoir qu’un jour mon frère s’apaiserait, et avec lui le monde. À moins que ce ne soit l’inverse : en vivant dans un monde moins violent, mon frère aurait trouvé l’apaisement. Il n’aurait plus eu besoin d’imposer son pouvoir et de m’appeler petite sœur, même si c’était touchant, je n’étais pas sa petite sœur.
Trois corps sur une plage, sur une page trois personnages. L'homme, la femme et la très jeune fille. Trois cartes d'un jeu de tarot qui, droites ou renversées, disent
l'amour et son contraire, le désir et la perte, la métamorphose ou l'enfermement.
Elle confondait éloignement et indépendance, comme si l'attachement pouvait se cantonner aux limites de notre champ de vision. Loin des yeux, loin du cœur - je ne connais pas aphorisme plus imbécile.
Ce qui nous séparait nous liait tout autant que ce qui nous réunissait. Nous nous comblions, est-ce qu'on peut dire cela ? Se combler, comme deux pièces de puzzle qui s'imbriqueraient parfaitement, mais qui ne viendraient pas de la même boîte.
L’histoire de mon frère et moi, a-t-elle précisé enfin.
Il suffisait de changer mon billet d’avion, insistait-elle, était-ce si compliqué ? Si difficile pour moi de m’accorder une pause ? C’était l’occasion ou jamais de goûter le meilleur couscous au fenouil de Tunisie. Et ce qu’elle avait à me confier pourrait me donner des idées pour un prochain roman, elle connaissait mon univers, ce n’était pas la première chose de moi qu’elle lisait. J’étais la personne qui devait écrire son histoire. C’était comme ça. Le destin.
Elle avait prononcé ces mots en souriant, comme si elle se moquait un peu d’elle-même. Elle m’a encore parlé de mon billet d’avion, est-ce que je ne voulais pas, au moins, regarder s’il était échangeable ? J’étais fatiguée, j’ai répondu que je devais récupérer mon sac dans la réserve, la librairie allait fermer. La femme en vert a haussé une épaule. Va, va, elle a murmuré, et elle a glissé La Reine du silence sous la ceinture de sa robe en prononçant quelques mots en tunisien.
De ce geste inattendu je me souviens avec une étrange précision, comme si c’était moi qui écartais la ceinture avec le pouce de ma main gauche et glissais le livre de l’autre main.
Fred ne pouvait pas supporter que l'eau coule pour rien, ça la rendait nerveuse. J'ai la réparation dans le sang, m'avait-elle dit en réglant le flotteur. Je tiens ça de mon père. Lui, c'était l'histoire de ses ancêtres qu'il voulait réparer. (p. 128)
"Toute surface est langage."
"La culpabilité est un moteur qui tourne dans le vent."