Marie Barthelet -
Celui-là est mon frère .
Marie Barthelet vous présente son ouvrage "
Celui-là est mon frère". Parution le 18 août 2016 aux éditions Buchet Chastel. Rentrée littéraire 2016. Retrouvez le livre : http://www.mollat.com/livres/barthelet-marie-celui-est-mon-frere-9782283029749.html Visitez le site : http://www.mollat.com/ Suivez la librairie mollat sur les réseaux sociaux : Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/ Dailymotion : http://www.dailymotion.com/user/Librairie_Mollat/1 Vimeo : https://vimeo.com/mollat Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/ Tumblr : http://mollat-bordeaux.tumblr.com/ Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat Blogs : http://blogs.mollat.com/
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Le passé, l'Histoire, la mémoire : l'origine de toute chose contient son propre achèvement.
Alors je pleurais. Tout ce qui me restait était dans ces larmes, dans ce sel âcre comme la cendre des souvenirs.
Souvent je retourne en ces lieux qui, dans ma tête, ont laissé des images, et je reviens à ces images qui, dans mon cœur, ont laissé des griffures.
Surtout il y avait d'autres enfants. Ces gamins efflanqués, incroyablement dégourdis, connaissaient plus de blagues que de prières, savaient les restaurants où le patron laissait manger gratis et comment s'infiltrer dans une salle de cinéma. On les admirait tant ! On aurait aimé être à leur place, grignoter après eux leurs quignons de pain, traîner avec eux dans les usines désaffectées... Eux bien sûr nous méprisaient, nous les gosses de riches, les bien-causants, les proprement vêtus. D'un doigt sur la poitrine, ils nous repoussaient ou nous adressaient des gestes obscènes. On les suivait malgré ça, de loin. On se disait qu'un jour ils nous accepteraient, et que sinon on les ferait jeter en prison.
J'ai un carnet à spirale, un tout petit carnet noir, où je recopie les mots qui me révulsent par leur sens et la réalité qu'ils recouvrent :
Bouc émissaire
Frontière
Fosse
Immoler
Purge
Purification
Néant
...
Des mots qui, s'ils copulent sur trop de lèvres, accouchent d'ignobles enfançons.
Il existe une heure immobile, figée par l'haleine du silence, l'instant parfait du temps absent, entre la quiétude de l'avant et l'affût de l'après. Je savourais cette heure comme une berceuse, une caresse sur les paupières.
Néphé m'enseigna la langue du poète. Comparer le soleil à une pelote de laine d'or, dévidée par des fileuses aux doigts de nuages, ou prêter à l'aube des timidités de jeune fille. Être poète, disait-elle, c'était sentir et célébrer.
Je sus réciter l'alphabet et associer les lettres pour former de nouveaux sons. Néphê m'apprit à déchiffrer des phrases très simples ….. Elle promit de me conter l'histoire des dieux, de me lire Homère, Hésiode et d'autres poètes de sa connaissance. Qui ne savait un vers d'Homère ne pouvait prétendre être éduqué, pas plus que prétendre être grec. L'idée me plaisait, celle qu'un esclave pût accéder à des connaissances confidentielles, propre à un peuple en particulier. Dérober leur savoir était une revanche sur ma servitude.
Ta mémoire à toi, tes registres personnels, nous n’y avions pas pensé. Tu es devenu instable, refusais de manger, de dormir, de parler d’autre chose que du pouls de cet homme s’affolant sous ta poigne, de sa salive dégoulinant sur tes phalanges. Mille fois par jour tu te lavais les mains. Tu regardais au-dessus de mon épaule, dans le vide. Tu répétais: « Non et non, il ne faut pas, il ne faut pas…
Un matin, tu es parti. Personne ne t’a vu quitter le palais. Tu n’as rien dit, rien emporté, pas même ton chien, pas même moi. Dieu sait que tu m’emmenais toujours avec toi, dans toutes tes errances. Tu es parti pour ne jamais revenir.
Jamais.
En te voyant, j’ai pensé que tu étais revenu pour moi, puis que tu avais vieilli. Je me trompais. Déjà tu souhaitais repartir. Et ce n’était pas tant que tu avais vieilli, tu étais transformé - défiguré, allais-je dire, par la brûlure d’une foi neuve. J’ai aussi cru que je délirais. Mais ton nom susurré par tous ceux qui étaient présents a craquelé le silence. J’ai compris que je n’étais pas le seul à te voir. Que c’était vrai. Que c’était toi.