VLEEL 299 Rencontre littéraire avec Lolita Sene, Un été chez Jida, Éditions du Cherche-Midi
L'être humain perçoit de façon atténuée les douleurs de son voisin, en réduit les supplices. Quand une personne raconte sa rupture, sa dépendance, son mal-être, l'autre se prend systématiquement à faire une comparaison, à évaluer la souffrance et à dédramatiser sa situation. Personne dans mon entourage ne comprenait mon chagrin.
On ne veut pas m'écouter, alors je me tais Je prétends avoir eu une enfance ordinaire, je mens délibérément. Je n'ai plus de voix, je pose les armes.
Et si personne ne m'explique la situation, je sais bien de quoi il en retourne. Il est question de lui qui s'est inscrit dans ma chair. Le mal qu'il nous fait du mal, que chacun connaît. Que tout le monde tait. Et protège. Parce qu'il ne faut pas ébranler une famille, qu'en diraient les voisins, qu'en penserait le monde, quelle honte.
Les enfants sont indisciplinés, on vit en culotte, on se couche tard, on ne se lave jamais les dents. On nous reprend très peu sur notre façon de nous tenir, de parler. Les adultes n’ont pas de temps pour nous. Quand je suis ici, il n’y a plus de limite, plus d’obligation, plus de règles comme à la maison. Une vingtaine de cousins et cousines, une quinzaine d’oncles et tantes, plus d’autres encore issus de germains, on forme une famille de quarante personnes. Un village entier. Une armée.
Il existe tant de mots pour la décrire et en parler sans crainte. Au fil du temps, une relation intime, courtoise, se tisse entre elle et nous. Elle sera Blanche. L’initiale C. Petite coco. Le lien s’affirme, devient charnel. Poudre. Coke. On l’adore, jusqu’à oublier de l’appeler comme il se doit, par son vrai nom : cocaïne.
Dans le salon, la télévision reste bloquée sur la chaîne Al Jazeera, il suffit des chants et des intonations pour rappeler nos racines. Mais surtout il faut du bruit. On parle fort, on demande en criant, on rit en hurlant, on pleure en se roulant par terre. Excepté Jida qui ne prononce pas un mot, qui parle souvent en chuchotant. Il paraît que c’est à cause de la barrière de la langue. Pour moi, elle comprend tout et ordonne tout depuis son silence. Elle s’exprime avec ses yeux noirs et tranchants qu’elle pose sur nous quand on se dispute ou quand on l’interroge. Elle terrorise en un seul soupir. Au centre de son petit salon, sur un fauteuil beige, elle se tient assise, l’air réticent, les yeux braqués sur son poste télé, et elle tapote ses genoux de ses doigts sertis de pierres semi-précieuses, récite une prière, observe de loin – elle sait, elle voit, elle enregistre.
Incipit :
Elle n’a pas de nom, pas de date de naissance, pas de nationalité. Je l’appelle Jida, ou mamie, le plus souvent elle. Jida a deux grosses dents en or, canines saillantes qui lui donnent ce sourire si particulier, à la fois mystique et carnassier. Jida a le nez aplati, des yeux noirs profond, en amande. Elle s’habille de robes traditionnelles blanches, aux encolures dorées, aux motifs en zigzag rouge jaune ou bleu vert. Dans ses cheveux, elle nous un foulard multicolore aussi, pour faire semblant d’être docile. Des mèches grises s’échappent sur les côtés quand son foulard glisse et plusieurs fois par jour aussi, elle fait sa prière sur un petit tapis qu’elle déroule de sous son lit. Elle psalmodie face au mur du salon ou près de sa coiffeuse. Je n’entends presque rien, c’est un long murmure de mots avalés dans une autre langue. Dieu doit avoir l’ouïe fine.
Souvent on se bagarre, on se tire les cheveux. Un cousin me crache au visage, sans raison. Le choc me glace sur place. Lui ricane, personne n’a vu son geste. J’essuie la salive avec mon bras avant de le frotter sur l’herbe. Ma mère m’expliquera que c’est à cause de mes origines à moitié françaises, qu’on est jaloux de moi, de mon père blond, de notre chance de vivre dans une grande maison. Il y a des cousines que j’aime, d’autres que je déteste, des cousins que j’aime, d’autres que je déteste. On ignore pourquoi on ne se supporte pas, pourquoi on a tant besoin de se montrer agressifs, de se faire mal. Mais on sait que les adultes nous montent les uns contre les autres, hypocritement, en se référant à des histoires anciennes dont ils ont gardé de l’amertume.
Je prie pour que la violence de ma famille ne subsiste pas dans nos corps pour que tu n’en hérites pas. Je prie pour que la perversion ne se transmette pas de génération en génération, pour qu’elle t’épargne.
Ma mère se plaint mais elle n’agit pas. Elle répète combien elle ne supporte plus sa famille, et pourtant elle téléphone à Jida et ses sœurs chaque semaine, pendant des heures, bavarde dans un mélange de français et de kabyle, s’en donne à cœur joie, et même parfois, elle rit. Et d’aussi longtemps que je me souvienne, il n’existe pas une année sans que tout le monde se retrouve. On ne perd pas une occasion de partager le couscous, embrasser Jida, lui montrer du respect.