Linn Ullmann

Crois tu que les choses soient ainsi faites, toi qui es écrivain (et là, elle eut un petit rire et il se souvient qu'il se demandait pourquoi elle riait, mais il garda les yeux fermés et lui serra la main comme pour dire je dors, mais je ne dors pas), que l'on écrive pour devenir un autre ? Et devenir cet autre est il la même chose que se fuir soi même, ou cela peut il signifier quelque chose de plus ? Cela ne peut il pas aussi signifier la nécessité de sortir de soi pour entrer dans un autre monde, prendre la place d'un autre, ressentir avec l'autre, vivre avec l'autre, respirer avec l'autre ?

Et moi qui croyais que nous étions l'exception, que nous étions la grande exception, que tu étais mon seul et unique, et que la catastrophe qui frappe tous les autres, la plus embarrassante de toutes les catastrophes, la plus humiliante et la plus banale, celle au dessus de laquelle nous nous élevons et dont nous nous moquons un peu quand elle frappe les autres (le mensonge, l'infidélité, le règlement de comptes, la réconciliation et le nouveau mensonge éternellement répétés) - ne nous frapperait pas, nous.

Si j'essaie de décrire ma famille - et telle est bien mon intension -, on pourrait dire qu'Anni buvait pour oublier. Moi, je buvais pour être gaie. Papa, lui, pour tenir le coup, grand mère pour mieux dormir la nuit et tante Selma pour se rendre encore plus méchante.

Tu as vu Mille le soir où tu as conduit soûle avec Alma?Tu l'as vue?Tu l'as vue et tu n'as rien dit?Tu as vu....

Ragnar court dans la forêt. Il est plus rapide que tous les autres. Ils ne savent pas où il se cache. Ils ne savent rien de cette île. Ils viennent chaque été avec leurs parents, ils viennent pour le haïr et ils ne savent rien. RIEN ! Marion est la pire. Marion est une salope. Psychoboy, crie-t-elle quand elle le voit, mais c'est elle la psycho.

Erika était étalée sur le rocher avec Emily et Frida. On l'avait invitée. C'était le rocher de Marion. Aucune des filles ne s'allongeait sur ce rocher à moins d'y être invitée par Marion. Laura était trop jeune, elle n'avait pas le droit de s'allonger sur le rocher. Le premier été où Erika fit la connaissance de Marion, elle n'eut pas non plus le droit e s'y allonger.

Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.

En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.

Je pense que c'est monstrueux de contraindre un être humain à vivre contre sa volonté. Je pense que c'est monstrueux que les mourants qui souffrent le martyre ne soient pas aidés à mourir quand eux mêmes le désirent, enfin... s'ils le réclament, s'entend. Tu parles de dignité. Il n'y a aucune dignité, Johan. Un mourant, qu'il soit vieux ou malade ou les deux, est infantilisé - d'abord par la nature, ensuite par le corps médical. Tu trouves que c'est ça, le respect de la vie ?

Une voix ne se transforme pas au cours d'une vie. Les yeux se transforment. Les mains se transforment. Les cheveux se transforment. La zone autour de la bouche se transforme. Le corps se transforme. La peau se transforme. Avec le temps, tout en l'homme se transforme. Sauf la voix.

Dans la cabane branlante qu'il a lui-même construite, la réparant et l'agrandissant chaque anne, il a suspendu un miroir, Ragnar a une tache de naissance entre les sourcils, mais Erika se penche au-dessus de lui et l'embrasse, d'abord sur la bouche, puis sur les yeux. Il n'est pas toujours laid.

Il faut dire que son job de vendeur de meubles lui permettait d'étoffer son répertoire amoureux à l'infini. Ce n'est un secret pour personne que ce sont avant tout les femmes qui achètent les meubles. Ce n'est pas non plus un secret que le coeur des femmes bat plus fort dès qu'elles s'approchent d'un beau magasin de meubles.

Le dernier volet de sa trilogie devait parler du temps. Jon voulait écrire un hymne à tout ce qui demeure et à tout ce qui se disloque. Mais il n'était, à vrai dire, pas sûr de ce qu'il entendait au juste par tout ce qui demeure et tout ce qui se disloque ni de la façon d'écrire sur le sujet, cependant personne ne le contredisait, à part Léopold qui, étalé sur le plancher, la laisse dans la gueule, attendait, en lui rappelant qu'une année humaine équivaut à sept années canines et imagine à combien d'années remonte ma vraie promenade, je suis un modeste chien né avec de grands muscles et de longs membres et je suis obligé d'être en mouvement, je n'ai aucun autre souhait.