C'est ainsi que nous aurions grandi, sans doute, venant grossir les rangs des gens, qui, le globe en mains, comprennent que la terre est ronde; des gens qui pêchent le poisson dans un aquarium, qui contemplent la vie à travers les carreaux de leurs fenêtres et qui apprennent l'existence de la famine par la diète que leur prescrit le médecin.
Bientôt, on amena à Pokrovsk les premiers contingents de prisonniers. C'étaient des Autrichiens. En képi gris, guêtres et gros godillots (nouveaux à Pokrovsk), apeurés, tout en loques, ils étaient attroupés devant la sous-préfecture. Une foule dense de curieux les regardait sans haine. " Les Autrichiens ! " criaient les gamins. Le censeur nous conduisit vers eux pour nous faire bénéficier du spectacle instructif de l'ennemi vaincu et prisonnier. La barbe martiale du censeur écarta la foule. Nous passâmes. Les visages brunis, affamés, nous regardèrent humblement. C'était donc ça " l'ennemi" , le vrai, pas dessiné sur une image, l'ennemi vivant, le même ennemi " sous la pression des forces supérieures " duquel nos troupes, comme l'écrivaient les journaux, se " repliaient sur leurs positions ", etc. Quelques instants encore, nous nous efforçâmes de susciter en nous la haine, par des moyens artificiels, mais nous abandonnâmes promptement cette tentative. A l'égard de ces prisonniers noirauds, de ces Magyars, de ces Hongrois, de ces Tchèques, nous n'éprouvâmes plus que de la curiosité.