Tout accident survenu à une personne seule sur un chemin peu fréquenté est nécessairement un cas particulier, et on ne pouvait exclure, selon l’époque de l’année et le temps qu’il faisait au moment de l’accident, des cas encore plus particuliers. Les doutes et les regrets que lui avait laissés l’affaire d’Iwataiseux n’étaient probablement pas sans rapport avec ce que l’instinct, ou plutôt le flair, de Sano lui avait soufflé.
Ici, on endormait les patients, sans égard pour leur pathologie ou leur état de santé, en leur administrant tous les trois jours du Fluphénazine, un neuroleptique particulièrement puissant qu’on ne doit donner qu’une fois tous les dix jours en raison de sa très longue demi-vie, et du sulpiride, un autre médicament fort, le reste du temps. On leur donnait aussi des anti-parkinsoniens, afin de limiter les symptômes de Parkinson qui résultaient des neuroleptiques, et ce sans contrôler les effets secondaires de ces médicaments sur le fonctionnement cardiaque, la fonction hépatique ou la numération sanguine des patients. C’était comme ça dans cet hôpital. Tous les patients étaient calmes et faciles, mais sa conscience, puisqu’il lui en restait encore un peu, la tourmentait parfois.
En le voyant sortir du baraquement, le visage assombri par la barbe qu’il ne rasait qu’une fois tous les trois jours, le dos un peu voûté, ses camarades lui trouvaient une ressemblance avec un vieux tanuki. À vrai dire, son apparence était plus proche de celle d’un ours, mais personne ne le comparait à cet animal parce qu’il n’était pas méchant. Autrefois, il avait parfois le vin mauvais, mais depuis dix ans qu’il buvait seul, ses collègues ne l’avaient jamais vu en colère. Son goût pour la bouteille ne lui avait jamais fait perdre un jour de travail.
“La salope !” Les flammèches prenaient l’aspect du visage de sa femme, et qu’il fût ou non endormi, il percevait une voix féminine qui criait ou gémissait, tantôt proche, tantôt lointaine. Il n’aurait su dire si c’était celle de sa première ou de sa seconde femme, mais elle l’accablait de reproches, se plaignant de sa belle-mère, de la mort de leur enfant qui avait été coupé en deux par une voiture, de ses dettes. Il avait passé la fin de la nuit plongé dans un sommeil agité qu’il avait ponctué d’insultes à son égard.
Il devait avoir une trentaine d’années, et si ses traits avaient gardé une grâce juvénile, ni son regard qui avait quelque chose de minéral, ni sa voix n’appartenaient à quelqu’un de son âge. Se remémorant l’odeur, l’espèce de dureté, d’exaltation, qu’il avait emmagasinées en lui à l’école de police une trentaine d’années auparavant, Sano se ravisa : ce jeune homme exerçait le même métier que lui.
Elle ne lui résista pas et posa un coude sur son oreiller, en partageant les sensations de son corps vivant, aussi excitée que lui, plongée dans une plaisante rêverie. Les ténèbres brillantes, les halètements, le corps qui se libère. Ce n’était assurément qu’un rêve ridicule, mais elle avait absolument besoin de ce plaisir enivrant, de cette sensation d’avoir un jeune homme dans ses bras.
Les jeunes d’aujourd’hui ont perdu toute notion du bon sens.
Le repentir vient toujours trop tard.