Citations de Jérémy Bouquin (176)
Hier, Alyce s’est vue dans une glace, un reflet embué sur une vitre fêlée, une forme qu’elle doit mettre un temps à reconnaître. Elle a vu ce qu’elle est maintenant, presque méconnaissable, seulement la forme de ses yeux, celle de son front, un peu son sourire, quand elle peut ouvrir la bouche correctement. Elle est chauve maintenant, elle a perdu ses cheveux. Au début, ils l’avaient rasé, mais rien n’a repoussé. La plaque lui couvre l’arrière du crâne, brute de fonderie, en ferraille, la peau prise dedans.
Avec la fonte des neiges, la mer a avalé un moment les sols. Elle est venue des fonds comme pour déborder de la terre. Les bidonvilles se sont développés là au début pour y cultiver la terre, croyant en la fertilité des marécages, avant de se rendre compte que les légumes les condamnaient à petit feu, malformations, terribles maux de ventre. Tout ce que cette terre a su faire pousser est comme un poison pour les hommes.
Gus venait de sortir Alyce du coffre. Pliée depuis une dizaine d’heures, enchaînée dès leur évasion du camp de travail de Drancy, la Daronne retrouve la lumière. Elle plisse les yeux.
Gus ne l’a pas bâillonnée, elle a promis de ne pas crier ce coup-là, de ne pas taper la carlingue.
Elle n’a fait aucune remarque.
Elle s’était rapidement, simplement, dépliée du coffre, les bras en l’air. Gus, lui, toujours méfiant a braqué son calibre en direction de la Daronne. Il se doute bien qu’à la longue, elle risque de trouver une faille et, là, elle peut à tout moment le secouer.
Alyce est rusée, il le sait.
Les Cyclopes sont plutôt du genre à traîner dans les villes, errer, accumuler du fatras, bricoler des formes de géants en résidus et les implorer comme des dieux.
Des débiles !
Des doux débiles, mais qui nettoient ce que l’humanité, ou ce qu’il en reste détruit, dégrade.
Il a les mains dressées vers le ciel. Il dit être avec les autres. Il cherche à la fixer, il essaye de capter son attention. Rapidement, la fille comprend qu’elle a affaire à un être étrange, comme ces pythies de caravane, ceux des foires. Elle a même l’impression de voir en Siam, comme un « frère de sang ».
Dans la zone, non loin de là, des cadavres, plusieurs. Les mouches abondent dans la mare, les dépouilles pourrissent dans la flotte depuis plusieurs jours. Les rats grouillent dans les corps. L’odeur de putréfaction, de chairs en état de décomposition avancée. Des tripes et entrailles ouvertes et offertes au ciel, des corps gonflés par l’eau brune du fleuve. Un son sourd vient perturber les clapotis de l’eau. On devine des carcasses qui flottent, prises dans les branchages, tapent contre les rochers.
Des hommes du gang des Ours pour la plupart. Des artilleurs, des soudards…
Il voit que le chasseur aveugle se met à trembler comme une feuille.
Siam, sans le savoir, vient de toucher le visage aux yeux ouverts de Gelma. Morte. La mâchoire éclatée, les jambes ouvertes, nue.
Siam, il ne décroche pas sa main, il la glisse le long de son épaule, trouve l’éclat qui a traversé son ventre. Il sent.
— Je vois… je vois, balbutie-t-il. Je la vois… Alyce.
Siam vient d’avoir sa première vision.
Il est livide. Jamais il n’avait ressenti un truc pareil, une sensation si forte ! Il a vu une image ! La première de toute sa vie.
C’est vous, les Darons noirs ?
— Presque… je suis leur représentant, je suis enquêteur.
Il tente d’expliquer, mais l’autre n’en a rien à foutre !
Les voilà partis en mission : retrouver Alyce.
Le voyage n’est pas forcément si facile.
Il faut éviter des barricades, des bagnoles attaquées la veille, encore en feu, les grands bois où les Manouches traquent le réfugié.
Le chemin n’est que détours et les routes cabossées.
L’oracle voudrait qu’il lui parle, qu’il décrive ce qu’il voit. Siam est aveugle et le colosse aurait tendance à l’oublier.
Il ne sort jamais sans ! Le Maori est un type méfiant.
Siam – une semaine après la disparition d’Alyce
La carlingue est frappée par le crâne de mort aux pistons peints en blanc à la bombe à l’aide d’un pochoir. Deux éclairs l’entourent : les blasons de Tonnerre, président de la Daronnie lui-même.
Un laissez-passer puissant, si redoutable que les milices, quand elles voient le sigle, s’écartent presque effrayées. Impressionnant.
Le Maori, pas jouasse qu’on s’attaque à la carlingue de sa Mercos, commence toutefois à y trouver des avantages. Il appuie sur le champignon, file vers l’embranchement en forme de râteau.
Les voilà partis en mission : retrouver Alyce.
Le pauvre bougre comprend qu’à la moindre réaction, il se prendra une taloche. Deux autres curieux de kapos s’approchent. Ils reluquent le fameux tatouage. L’un baragouine un truc. Il tire sur le bras pour le démantibuler, comme pour mieux le casser. Il le frotte encore plus fort et, surtout, il s’attarde sur les trois points, là.
Ce salopard lui tire sur le bras, le montre à un autre gradé qui lorgne, mais ne voit rien. Il gratte dessus avec son ongle tellement la crasse mélangée à la poussière de roche s’est incrustée dans la peau du gringalet, hirsute, qui ne bouge pas.
On le tourne comme un poulet à qui on viendrait arracher la tête.
On tire sur la manche de pull en laine, il ne lui reste qu’un vieux jean râpé, troué, deux chaussures dépareillées.
Le kapo a trouvé :
— Là !
(…) Carlos Galiono Philippe est devenu le maire de la commune. Imposé par les miliciens, le type est malin. Il a conclu un accord de paix avec les bikers comme avec les Molochs et bien d’autres. Il achète une partie de la camelote des villageois, paye avec une monnaie locale, une sorte de franc du Nord qui permet à chacun d’y trouver son compte. Le type passe pour un vieux sage, ancien professeur d’école, un type malin.
Extrait page 213
Kalvaire se redresse, boite légèrement, une guibolle touchée par une balle. Une baston qui a mal tourné avec des Ours du Sud justement, un combat de rue. Il faudrait qu’il se fasse adapter un piston, parait que c’est plus souple. Il préfère tout de même se faire visser une tringle dans l’os de la cuisse, cela ne le rassure pas. Sa bedaine qui dépasse de son futal en cuir, un cuir léger, celui certainement d’enfant ou de femme, de basané qu’il aime à chasser, son plaisir coupable à ce salopard
Extrait page 232
Emilie se concentre sur le dossier vert, celui de la fête, les témoignages des invités. Ils sont nombreux ! Exactement cent-trente-quatre, avec une liste précise, des copies de cartes d'identité, des numéros de téléphone. Elle doit tout entrer scrupuleusement, remonter les cartes et les numéros sur la base des casiers judiciaires et interroger pour chacun la base de données du tribunal. Les gendarmes, au moment de l'enquête, ont exécuté cette tâche en manuel. Elle trouve des croquis, des tableaux qui leur ont permis de se repérer. Ces outils, elle les ignore. AnaCrim s'occupe de tout.
Les regards égarés des voyageurs. On est bien loin des théâtres d'opérations, de la peur qui ronge, des bombes qui tombent, des attentats permanents. Franck a toujours été un militaire. Préparé, entraîné à cela. Un bidasse dans l'âme. Il était un troufion.
Difficile de lui expliquer que je ne supporte que les chatons, ils ne parlent pas. Les chats adultes, eux, me causent, me fatiguent, me sapent le moral.