Pendant près de deux années, Niels Lyhne voyagea à l'étranger. Il se trouvait bien seul. Il n'avait plus de parent, plus d'ami qui fût cher à son cœur. Mais un isolement plus grand encore pesait sur lui. Car il est bien certain que celui-là sentira tristement son abandon, qui n'aura plus sur toute l'immense terre un coin qu'il puisse bénir, où son cœur se réfugie lorsqu'il a besoin de s'attendrir, où le reportent ses regrets et ses désirs; (...)
- Que c'est bizarre de se regretter ! dit-elle, abandonnant lentement sa rêverie et revenant à lui du regard. Moi, je me regrette souvent, je me regrette telle que j'étais jeune fille, et j'aime cette jeune fille comme quelqu'un qui m'aurait touchée de très près, avec qui j'aurais partagé mes joies et tout... et que j'aurais perdu sans qu'il y eût de ma faute... Le beau temps que c'était ! Vous ne concevez pas le charme idéal répandu sur l'existence d'une jeune fille qui commence à aimer. Cela ne pourrait être exprimé autrement que par de la musique...
Ils n'étaient pas amoureux l'un de l'autre, ou, dans tous les cas, ils l'étaient fort peu. C'était une de ces vagues et agréables liaisons qui souvent s'établissent entre un homme et une femme ayant dépassé la première jeunesse: une sorte d'été vite envolé où l'on se promène côte à côte en prenant des airs de galanterie discrète, où l'on s'admire soi-même avec les yeux d'un autre et où l'on se fait de douces caresses avec la main d'un autre.
Les années avaient passé ... L'univers n'était plus ce monde de merveilles qu'il était naguère. Les terreurs suscitées par les contes n'habitaient plus les coins ombreux derrière les vieux sureaux, ni les chambres mystérieuses sous les combles. Et la colline qui, aux premières trilles de l'alouette, se couvrait de pâquerettes, le ruisseau qui recélait tant de plantes et de bestioles, les pentes sauvages du ravin, tout cela se réduisait à être des pauvres fleurs, de petites bêtes et des cailloux très ordinaires. La baguette de la fée ne voltigeait plus par là.
Malheureusement, il n'y avait pas dans son entourage une seule individualité supérieure qui pût lui donner la mesure de sa valeur et de son intelligence, à elle ; pas un caractère se rapprochant du sien. De sorte qu'elle s'habitua à se considérer comme un être à part, unique, une espèce de plante des tropiques née sous un ciel inclément et qui ne pouvait s'épanouir en liberté ; dans un climat plus doux et sous un soleil plus chaud, elle aurait poussé des tiges élancées avec d'éclatantes fleurs merveilleusement belles. Elle croyait être cette plante à laquelle manquaient ses vraies conditions d'existence, et elle se consumait dans les rêves et les désirs.
Ce n'était pas l'odeur d'un bouquet, ni celle d'une fleur réelle, c'était l'atmosphère mystérieuse, évocatrice de souvenirs, que renferme toute demeure familiale et dont il est impossible d'indiquer l'origine . Chaque maison a la sienne et elle fait songer à mille choses diverses : tantôt à de vieux gants, tantôt à des cartes à jouer neuves, tantôt à un piano ouvert. Nulle part elle n'est la même. On peut l'étouffer sous la fumée des cigares et sous des parfums, mais non la supprimer : elle revient toujours pareille.
Elle adorait les vers. Elle vivait en eux, rêvaient par eux et croyait à ce qu'ils disent.
De tous côtés on apercevait des baies aux tons chauds, des noisettes, des glands brillants, et les fruits écarlates de l'églantier. A côté des hêtres dépouillés de leur verdure, les cormiers ployaient sous le poids des grappes rouges, d'une senteur aigre comme celle du cidre. Des mûres tardives gisaient, noires ou brunes, sur les tas de feuilles humides, au bord des sentiers ; on trouvait au milieu des bruyères des cerisiers odorants, les framboisiers sauvages montraient leurs fruits d'un rouge éteint. Les fougères prenaient en se fanant mille nuances diverses ; et quant à la mousse, elle fournissait ample matière à étude, car il n'y avait pas seulement la mousse vigoureuse et drue des terres et des bas-fonds, qui ressemblait à des sapins, à des palmes, à des plumes d'autruche, il y avait encore la mousse légère qui revêtait les troncs d'arbre et faisait songer aux champs de blé des elfes : elle s 'élançait en tiges menues terminées par des minuscules boutons pareils à des épis.
Et d'ailleurs, à quoi lui servaient ces énormes connaissances? serait-ce en sondant les profondeurs de l'infini qu'il parviendrait à la conquérir? Non. Tout ce qu'il possédait était sans valeur. Et que lui servirait que son âme brillât d'un éclat cent fois plus beau que celui du soleil si elle se dissimulait sous l'étoffe minable d'un manteau de Diogène?
Ce n'était pas un amour réfléchi, qui veut, et qui exige, connaître son sort, un amour avide de posséder, d'étreindre et de s'abreuver de cette certitude.
C'était seulement l'aube première de l'amour qui flotte dans l'air comme un printemps étrange et qui se gonfle, dans un doux battement du cœur, de désirs mélancoliques de bienheureuse inquiétude. L'âme est si tendre, si facilement émue et si prête, toute, à se donner.
De vagues et inexprimables espérances percent soudain, répandant ici-bas sur toutes choses la splendeur du soleil.