"Histoire des rythmes au Moyen Âge" par Jean-Claude Schmitt
Le rêve (ou plutôt son souvenir évanescent, et le récit reconstitué de l'activité imaginaire propre au sommeil sans lequel le rêve ne pourrait socialement exister) est un phénomène universel. Universel aussi est le statut ambigu des rêves, qui fascinent et toujours aussi inquiètent : parce qu'ils témoignent d'une activité de l'esprit au moment même, paradoxalement, où l'homme est plongé dans un état de léthargie et d'inaction parfois assimilé à la mort, et aussi parce que l'individu considère ses rêves comme une expérience qui lui appartient absolument en propre, mais qui lui renvoie pourtant le sentiment d'une certaine aliénation, comme si un autre que lui avait rêvé à sa place ou comme si les visages reconnus dans son rêve n'étaient pas, ou pas au même degré, ceux des personnes qu'il connaît par ailleurs1. Les rêves s'apparentent à l'expérience des sens (dans les deux cas, il est question de « voir » et d'« entendre ») et produisent des « images » et des « sons » qui, dans l'instant, semblent réels, mais pour être condamnés au réveil par l'évidence, qui s'impose peu à peu, de leur caractère illusoire et par un oubli presque immédiat si un récit ne vient pas au plus vite les fixer.
Il y a le futur simple, qui désigne clairement une action à venir. Il y a aussi le futur antérieur, qui délimite un passé dans le futur, désigne une action qui est future par rapport à nous, mais passée par rapport à un futur plus lointain (« quand j'aurai labouré, je sèmerai »). D'autres formes verbales, sans être à proprement parler des temps du futur, ont une dimension de futur : le participe présent désigne une action en cours, dont l'achèvement est seulement prévisible ; en latin, l'adjectif verbal indique la nécessité d'une action qu'il convient d'accomplir, mais qui n'est pas encore réalisée ; le mode conditionnel désigne, de son côté, la possibilité de ce qui pourrait advenir dans le futur si une condition préalable se réalisait.
Les morts n'ont pas d'autre existence que celle que les vivants imaginent pour eux.
Il est des sociétés, étudiées par les anthropologues, qu'on appelle parfois « sociétés à masques », indiquant par là qu'elles semblent communier dans des mascarades et les récits mythiques qui les accompagnent. Il n'importe pas ici que cette dénomination soit ou non justifiée ; je retiens seulement que dans certaines sociétés « primitives » les masques ont une place centrale que, à l'évidence, je ne retrouve pas dans la société de l'Occident médiéval.
Sans doute le désir de connaître à l'avance le futur est-il commun à toutes les sociétés humaines : l'inquiétude du lendemain, le souci de savoir s'il est opportun d'entreprendre une action, l'angoisse de connaître l'heure de sa mort, se retrouvent partout et de tous temps10. Mais les moyens utilisés pour satisfaire ces désirs varient d'une culture à l'autre, selon les systèmes de croyances et les formes de rationalité qui les caractérisent.
L’inégalité des chances de transmission, en effet, ne se contente pas de donner la primeur à la propriété foncière et de discriminer le commerce et l’activité productive, comme nous l’avons vu ; elle ne se contente pas de favoriser l’Eglise et de désavantager le profane. Elle fait encore autre chose : elle amplifie l’inouï, l’inhabituel, le fatal. Le navire qui sombre suscite plus de documents que celui qui arrive sans encombre et il a donc la plus grande chance que nous entendions parler de lui (et peut-être seulement de lui) ; la mauvaise lettre de change qui atterrit devant le tribunal et, de ce fait, est rappelée deux ou trois fois dans les sources, a plus de chance de passer à la postérité que la bonne, comme tout ce qui engendre des traces supplémentaires pour avoir suscité la justification, l’étonnement, la critique. C’est ainsi que nous entendons parler de l’inhabituel plus que du quotidien, du coûteux plus que du bon marché, du malheur plus que du bonheur (et du querelleur plus que du pacifique : qui n’a pas de problème et ne fait pas d’histoires a peu de chance de trouver sa place dans un document historique et de venir un jour à la connaissance de l’historien).
L'interprétation des songes était un autre domaine privilégié de la prédiction du futur. L'abandon de toute volonté consciente dans le sommeil, l'afflux d'images oniriques qui transgressent les règles de la perception commune, l'apparente dissociation provisoire du corps endormi et de l'âme en éveil soutiennent l'idée d'un accès direct et privilégié, grâce au rêve, à la connaissance du futur.
Ainsi le Moyen Âge, qui était traditionnellement peu soucieux du jour de la naissance et de l’âge exact des individus, mais se préoccupait au contraire du jour de leur mort, a effectué progressivement un retournement lourd de conséquences de la mort vers la vie, de l’anniversarium funéraire vers ce que les textes d’époque nomment – d’un vieux nom romain – la « natalité ». Nous retraçons ici le lent établissement de la pratique de l’anniversaire, de ses rites – compliments, chansonnette, friandises, cadeaux, bougies – notamment dans les milieux aristocratiques de l’époque moderne, la bourgeoisie du XIXe siècle et enfin, mais pas avant le xxe siècle semble-t-il, dans les milieux populaires. L’histoire de l’anniversaire appartient naturellement à la « longue durée » et il faut attendre les 53 bougies du gâteau d’anniversaire de Goethe en 1802 pour assister véritablement à l’invention de l’anniversaire à peu près tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Pandora apporte un dernier trait au tableau de la nouvelle condition faite à cette bizarre catégorie de vivants mortels, retranchés d’un divin dont ils gardent la nostalgie. Contrairement aux mâles nés naturellement, qu’ils soient sortis de la terre comme les plantes ou engendrés d’autre façon, elle est un produit artificiel, fabriqué sur ordre par l’habileté d’Héphaïstos. Elle est image et semblance. Elle incarne l’écart entre l’être et le paraître, la nature et l’imitation, le vrai et le faux ; par sa seule présence elle ouvre la voie que poètes, artistes, philosophes ne cesseront plus d’explorer. En ce sens, on peut dire que, dans le mythe grec, c’est seulement avec la femme que les mâles accèdent pleinement à leur condition d’être humain civilisé, entre bêtes et dieux.
L'Eglise médiévale a considérablement accru l'influence du christianisme dans la société, tout en renforçant son caractère de religion du Livre. Ce trait fondamental du christianisme, tel que les clercs de cette époque l'ont défini, explique l'essor d'une culture savante qui puisa largement dans l'héritage antique les moyens de lire, d'interpréter et de diffuser les enseignements de la Bible. Ainsi se développa une culture cléricale, latine et écrite, qui contribua à édifier la puissance de l'Eglise, mais aussi à isoler les clercs dans l'ensemble du corps social.