Une gueule d’ange. Un regard bleu glacier. Une douceur mêlée de cynisme, une douleur infinie, une puissance incandescente. « Le pied » somme toute, du moins le disait-il.
En 1990, un an avant son décès, la France toute entière s’émeut et se scandalise à la découverte de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le dernier roman d’Hervé Guibert, 35 ans et déjà petit génie des Lettres Françaises. Dans la célèbre émission télévisée « Apostrophe », à la veille de la mort de l’auteur, face à un Bernard Pivot qui n’en menait pas large, la magnifique présence du jeune homme prend le pays à la gorge. Sa candeur, son aplomb, son obscénité, fascinent. Il séduit autant qu’il inspire le rejet. On s’offusque de sa crudité. On ne comprend pas comment un si parfait visage peut formuler de telles abjections. On admire aussi. Et on a raison.
C’est par l’émission de Matthieu Garrigou-Lagrange, sur France Culture, que j’ai pour la première fois entendu parler d’Hervé Guibert. Prise d’intérêt pour cet homme dont je ne saisissais encore qu’à peine la puissance, je me suis plongée dans toute une série d’archives, d’interviews et de lectures à son sujet. J’ai été subjuguée par la quantité d’écrivains et de lecteurs pour lesquels il y avait un « avant » et un « après » Hervé Guibert. Des hommes et des femmes qui parlaient de lui avec un respect, un amour et une admiration infinie. Pour l’homme qu’il était mais surtout pour l’auteur.
Très vite, quelques uns de ses romans se sont dégagés du lot. Fou de Vincent, publié en 1989 en faisait partie. Hervé Guibert y racontait sa relation érotique et obsessionnelle avec Vincent, au prisme de fragments aussi crus que sublimes.
Au creux de ce roman, c’est tout Hervé Guibert qui transparait. Ses amours, ses doutes, ses souffrances, sa vie brisée par les années sida, la peur de l’infection, les amis qui tombent les uns après les autres dans une douleur infinie, la maladie, celle qui aura raison de lui en 1991 ; il n’avait que 36 ans.
Dans une langue crue, brute, parfois dénuée de tout sentiment de manière à laisser l’émotion s’épanouir majestueusement, Hervé Guibert nous livre tout de cette passion déchirante pour celui qu’il nomme l’enfant. Noirceur michelangelesque, candeur infinie. Son écriture est celle de la chair, du sexe, de la « sueur de l’absolu ». C’est une poésie de la pornographie à l’état pure, une ode à un érotisme cru et incarné. A la beauté des gestes rime la pureté des mots. Chaque phrase, choisie au hasard au cœur du roman, est un miracle de littérature, une petite perle, souvent cabossée, parfois abîmée, mais toujours précieuse. Cette rhétorique de l’écriture de la chair rend chaque page plus sublime que la précédente. Et cette magnificence n’est pas le fruit d’artifices et de pulsions conventionnelles.
Sa fascination pour les corps l’amène à la description de morceaux de chair bien éloignés des canons et des standards, des corps menant leur propre vie, parfois laids, disgracieux, sales, mais toujours beaux, au fond de ses yeux. Son propre corps, alors même que celui-ci commence à la trahir (les premiers symptômes du Sida apparaissent) se transforme en objet d’écriture et la proximité de la mort métamorphose sa désillusion en un acte de courage incommensurable.
C’est par l’écriture de Fou de Vincent, qu’Hervé Guibert tente d’oublier cet amour. Il le magnifie autant qu’il le salit, l’abîme et le sculpte, le dévore et le rejette. Par la force de ses mots, le soin porté au choix des phrases, à l’ordre des fragments, il dresse le portrait magistral d’une liaison aussi destructrice que salvatrice, aussi douce que sauvage.
Un roman à faire sien de toute urgence.
Lien :
https://www.mespetiteschroni..