Il semble que M. Marceau ait été abattu d'une balle en plein coeur. L'examen de la clairière alentour ne donne pas grand chose : pas de douille, pas d'arme...L'herbe a été piétinée, il y a un peu partout des traces de pas, mais rien de concluant. En revanche, la victime porte des traces de résidus de poudre noire sur la main droite.
— Monsieur Crémieux ?
L’homme se retourna, son tuyau d’arrosage à la main. Son crâne dégarni brillait sous le soleil. Plutôt court sur pattes, ses larges bretelles contenaient à grand-peine son embonpoint, et le dessous des bras de sa chemise blanche aux manches roulées était taché d’auréoles de sueur. Derrière lui, la porte de garage coulissante en bois à hublots était aux trois quarts fermée.
Une Simca 1100 couleur bleu pâle était garée plus bas le long du trottoir, à l’extrémité de l’allée de ciment qui menait au garage de son pavillon flambant neuf, une sorte de bloc monolithe, aux jambages de béton supportant un balcon-terrasse qui courait tout autour de la maison. La mélodie incontournable de l’été s’échappait d’une radio allumée quelque part à l’étage : On ira tous au paradis… L’homme manœuvra le robinet et coupa l’eau.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
La méfiance brillait dans ses petits yeux noirs contemplant le jeune homme blond qui remontait vers lui. Celui-ci présentait bien, avec son complet bleu de confection qui paraissait tout neuf. Une longue mèche lui tombant sur le front lui donnait sans doute l’air plus jeune qu’il ne l’était en réalité. Mais heureusement, il ne semblait pas faire partie de ces jeunes gens aux cheveux trop longs qui avaient envahi les rues.
— Vous êtes bien monsieur Crémieux ?
Une pointe d’inquiétude envahit Camille Dantès. Depuis quelques mois, il lui semblait que le comportement de leur mère, qui vivait seule dans un petit appartement du XVe arrondissement, s’était modifié. Pas grand-chose, de petits incidents, des clés oubliées sur la serrure de la porte d’entrée, des conversations téléphoniques au cours desquelles elle posait plusieurs fois de suite la même question, rien que de relativement banal, en somme, pour une femme de son âge. Benjamin et elle s’étaient mutuellement rassurés, s’empêchant de guetter le détail, ou l’accumulation de détails qui finiraient peut-être un jour par dessiner l’ombre de quelque chose de plus grave.
Ce que nous avons à faire ne dépend pas d'une opinion ou d'un sentiment, c'est dans l'ordre des choses. Les Allemands nous ont une nouvelle fois envahis, il faut défendre nos familles, les gens et les choses qu'on aime, voilà tout.
À pas comptés
† Les prémisses
Le soleil jouait dans les frondaisons, projetant ses rayons à l’intérieur du sous-bois. Les fougères brillaient encore de rosée, et Serge Chevrier marchait d’un bon pas. Il s’était levé de bonne heure pour profiter d’un moment de balade tranquille dans cette forêt. D’ici à dix minutes, il atteindrait les bords de cet étang isolé qu’il adorait, espérant que les iris seraient encore en fleur… Il huma la fraîcheur matinale et hâta l’allure. Une clairière s’étendait de l’autre côté de l’étang, il en profiterait pour s’installer un moment sur un tronc d’arbre, rêvasser tranquillement… Du coin de l’œil, il repéra une tache sombre à une quinzaine de mètres et s’immobilisa. Un chevreuil ? Il y en avait pas mal dans le coin, et il lui était arrivé à plusieurs reprises de se laisser observer un moment, avant que les animaux, comprenant qu’il ne constituait pas un danger, ne s’éloignent paisiblement… Mais la tache demeura totalement inerte, et il tourna lentement la tête. Non, il s’agissait d’une masse reposant sur le sol, qu’il ne parvenait pas à identifier. Il se rapprocha, un peu méfiant, tout de même… puis se figea : l’homme entièrement vêtu de noir reposait de tout son long dans l’herbe, une petite plaie rouge à la poitrine. Serge Chevrier se pencha et reconnut M. Marceau, un retraité qui possédait une jolie propriété à quelques kilomètres de là…
Elle avait préféré prendre le train.
Le trajet durait un peu moins de quatre heures, et le confortable TGV Lyria lui permit d’entretenir l’illusion d’une parenthèse dans leur enquête. Même si elle passa une partie de trajet à consulter sur internet tout ce qu’elle put découvrir sur les mouvement d’extrême droite en France dans les années 60. Une sorte de cours d’histoire accéléré où voisinaient nostalgiques de Vichy, défenseurs de l’Algérie française et jeunes arrivistes adeptes de la barre de fer (…)
À chaque cahot du Zodiac lancé à pleine vitesse, une vague d’embruns venait asperger le visage de Camille Dantès, tassée à l’avant de l’embarcation, emmitouflée dans sa parka. Elle avait pourtant pris soin de s’équiper pour l’expédition, mais le soleil qui avait brillé pendant le bref vol du continent à l’île d’Ouessant avait maintenant disparu. Éclaboussée d’eau glacée, elle aspirait avec ravissement l’air chargé d’iode.
- Sa dignité ? Croyez bien que, là où elle est, elle s'en fiche, de sa dignité, et ce n'est pas sa dignité qui va me dire de quoi elle est morte !
Si les hommes choisissent de s'entre-tuer et de se faire crever de faim, qu'ils le fassent à leur guise, moi, j'ai le droit de nourrir mon chien ! Bouli ici présent a rendu suffisamment de services, lui comme pas mal de ses camarades, qui servent de sentinelles ou qui se font tuer en allant porter des messages à travers les tranchées.
Parmi les traces de pneus relevées sur le chemin près de l’étang, les techniciens identifient celles du 4 × 4 de Maurice Marceau, soigneusement rangé dans son garage. La victime serait venue en voiture jusqu’à l’étang, et son assassin, ou quelqu’un d’autre, serait reparti avec le véhicule pour le ramener chez lui ?