Citations de Heinz Wismann (16)
Alors que les sports d'équipe, nés dans le sillage de la modernité industrieuse, mettent en scène l'effort collectif tendu vers le but à atteindre, et que les sports de glisse, résolument postmodernes, exaltent l'adresse individuelle affranchie de toute finalité commune, le tennis instaure une sorte de dialogue, métaphore à la fois physique et morale de l'intersubjectivité réflexive. En effet, chaque coup de raquette évoque une question qui appelle sa réponse, et à mesure que l'échange se poursuit, la série des répliques croisées forme comme un inventaire des solutions possibles du problème posé au départ. Essentiellement heuristique, la partie s'apparente ainsi à la recherche, sans cesse recommencée du meilleur argument.
Enseigner, ce n'est pas transmettre des connaissances, mais au sens propres, éduquer, c'est à dire conduire quelqu'un hors de ce qui le tient prisonnier, fût ce les canons de l'excellence scolaire.
La philosophie avance constamment et de manière contradictoire, sur deux jambes : une jambe qui est la philosophie de l identité et l'autre qui est la philosophie de l altérité. Et tout progrès consiste chaque fois, pour les deux partis, à s approprier les avancées de l autre parti.
La véritable créativité humaine, c'est cette prolifération de différences. Et la bêtise humaine, c'est de vouloir camper sur l'une de ses différences, ou de vouloir les embrasser dans un compromis.
La philosophie avance constamment et de manière contradictoire, sur deux jambes : une jambe qui est la philosophie de l'identité et l'autre qui est la philosophie de l'altérité.
L’allemand est la langue qui a poussé à l’extrême son propre principe de cohérence. Prenez l’horizon métaphorique du mot «appartenance»: en français, il évoque un appartement. En allemand Zugehörichkeit contient le verbe hören, entendre: on appartient à un groupe si l’on est capable d’entendre son appel. Le rapport au réel passe par l’ouïe. C’est pourquoi la musique constitue l’une des contributions principales des germanophones à la culture universelle. Avec la philosophie spéculative, qui est son corollaire. La «logique» hégélienne peut en effet être lue comme l’équivalent d’une phrase allemande ininterrompue alignant tous les éléments possibles du verbe «être». On retrouve le même souci d’exhaustivité dans le traitement du thème musical (Durchführung) de la sonate classique.
La nostalgie d’un paradis pré-babélique est très régressive. Le principe de vie, c’est la différenciation
Chaque langue portant en elle un reflet du réel, quand je décolle de la mienne pour aller vers une autre, j’enrichis ma capacité à percevoir de la réalité. Je me donne une chance de développer une intelligence réflexive, c’est-à-dire d’aller voir ailleurs et de revenir enrichi de ce que j’ai compris en m’écartant de moi. J’oppose cette attitude au syndrome identitaire, qui est la forme la plus stupide de l’affirmation de soi: on est fier de n’être que ce que l’on est. C’est très appauvrissant.
L’anglais a en commun avec le français d’avoir été façonné par l’usage de cour. D’où son caractère idiomatique: lorsqu’on demande pourquoi, en anglais, telle chose se dit de telle manière, on vous répond «parce que c’est comme ça». Il n’y a pas de règle, il faut maîtriser la convention, laquelle change selon le milieu où se reflète la hiérarchie sociale. Le français, à un degré moindre, a ce même caractère idiomatique, l’allemand pas du tout: socialement, c’est une langue nettement plus égalitaire.
– Le plurilinguisme n’est-il pas le privilège d’une élite?
– C’est un privilège auquel tout le monde a droit. Sous prétexte de démocratisation, l’école d’aujourd’hui abaisse son niveau d’exigence et, ce faisant, creuse l’écart social. Elle n’a aucune excuse pour ne pas jouer son rôle, qui est d’arracher les enfants au monolinguisme infantile afin de leur donner accès à d’autres univers mentaux.
les populismes de toutes espèces exploitent aujourd’hui honteusement cette tendance naturelle à vouloir rester entre soi. S’éloigner est toujours «une petite douleur», comme dit Hegel dans ses récits pédagogiques. Mais il insiste sur les gratifications bien plus grandes, à la fois intellectuelles et affectives, que procure l’expérience du retour. Il recommande donc de fonder l’enseignement sur l’approfondissement de cette expérience, pour laquelle les langues étrangères, y compris les langues mortes, jouent un rôle essentiel.
Chaque langue portant en elle un reflet du réel, quand je décolle de la mienne pour aller vers une autre, j’enrichis ma capacité à percevoir de la réalité. Je me donne une chance de développer une intelligence réflexive, c’est-à-dire d’aller voir ailleurs et de revenir enrichi de ce que j’ai compris en m’écartant de moi. J’oppose cette attitude au syndrome identitaire, qui est la forme la plus stupide de l’affirmation de soi: on est fier de n’être que ce que l’on est. C’est très appauvrissant.
Schématiquement, on peut dire que le principe de spatialisation est central dans les régions où le soleil est mâle et la vue dégagée. C’est le cas des pays latins. En Allemagne, au nord en général, la brume voile la perception visuelle. Dans la forêt profonde surtout, c’est l’ouïe qui domine. L’oreille guette les bruits, qui évoluent d’un instant à l’autre.
Que «veut dire» cette bizarrerie allemande qui consiste à placer le verbe à la fin de la phrase?
– Elle dit que le verbe est essentiel. Elle indique que l’action verbale, élément ultime de la chaîne des déterminations successives, porte l’ensemble de l’énoncé. Par contraste, la phrase latine est conçue à partir du sujet, sur lequel s’appuie le reste de l’énoncé. Il y a un rapport d’équivalence avec l’attribut, qui s’accorde en genre et en nombre: «La femme est grande.» Entre les deux, l’«auxiliaire» joue un rôle subalterne de copule. En allemand, le verbe est beaucoup plus puissant. On dit «La femme est grand», ce qui suppose quelque chose comme un verbe «grand être» où ce qui en français est attribut revêt une fonction adverbiale. On retrouve cette différence fondamentale dans la notion même de «réalité»: la «res» latine est une entité nettement circonscrite, distincte, à la limite immobile. La Wirklichkeit provient du verbe wirken, agir. Elle correspond à une réalité essentiellement dynamique. Certes, on peut aussi dire Realität en allemand, mais seulement pour constater un état de fait, le plus souvent assorti d’une nuance de regret: les rides qui se creusent sur mon front sont une Realität, pas une Wirklichkeit. On a affaire à deux univers mentaux, qui mettent l’accent l’un sur le mouvement, l’autre sur la localisation.
Aux oreilles d’un Allemand, les Français sont des gens qui parlent tous en même temps. Mais s’ils peuvent se permettre de s’interrompre, c’est parce qu’ils évoluent dans une structure syntaxique où l’essentiel est posé d’emblée et l’accessoire suit. Ainsi, le «gazouillis» des salons français vanté par Madame de Staël consiste à emboîter le pas à celui qui parle comme on relance un ballon, à faire circuler la parole dans un esprit de connivence.
Le français place le déterminant après le déterminé: «Une tasse à café». En allemand, c’est l’inverse: Eine Kaffeetasse. Si vous appliquez ce principe à la structure de la phrase, vous obtenez une accumulation d’éléments chargés de déterminer quelque chose qui n’est formulé que plus tard. De la part du locuteur, cela demande une discipline de fer. C’est pourquoi les présentateurs des informations télévisées lisent en général leur texte: il est malaisé d’improviser correctement en Hochdeutsch. Par ailleurs, cette structure syntaxique limite la spontanéité de l’échange car elle oblige l’interlocuteur à attendre la fin de la phrase pour savoir de quoi il est question. D’où les remarques critiques de Madame de Staël sur l’impossibilité d’avoir une conversation en allemand…
C’est dans la syntaxe que se joue le choc, jubilatoire, des univers mentaux