Un bon train de mulets est un des moyens de transport les plus satisfaisants. Son allure est aussi rapide que peut l’être celle d’un homme qui marche, si bien qu’il est inutile d’expédier les bagages plusieurs heures avant leurs propriétaires pour terminer l’étape en temps raisonnable. Les mulets portent gaillardement leurs soixante-dix kilos et, sachant ce que l’on attend d’eux, semblent décider à accomplir leur journée de travail aussi rapidement et avec aussi peu de cérémonies que possible ; tandis que les ânes, les bœufs et les yacks flânent, attrapent en passant une touffe d’herbe, s’arrêtent, et même se couchent si on ne les pousse pas constamment. Et, par surcroît, les mulets n’ont pas cet air de patiente souffrance que prennent les yacks, les poneys et surtout les ânes, quand ils vont avec une charge sur le dos, cet air qui éveille en moi, quand par hasard la charge m’appartient, un sentiment de malaise intense. Un homme qui porte une charge n’inspire jamais une telle pitié ; parce que les hommes, ce n’est pas comme les bêtes, rien ne les forcera, rien ne peut les forcer à porter un fardeau trop lourd ou trop loin. S’ils le font vraiment, c’est qu’ils le veulent bien, et ils s’arrêtent longtemps avant d’atteindre ce degré d’épuisement qui fait que certains animaux tombent raides morts sur la piste.
Ces braves mulets de Lachen étaient vraiment à la hauteur de leur tâche : de belles bêtes, bien campées, avec des pattes propres, des sabots bien nets, un pelage lisse et luisant, et une allure généralement racée. Ils venaient du Tibet du Nord. Dans le Sud les ânes sont à peine plus gros que des saint-bernards, si petits qu’aucun poney ne pourrait guère s’accoupler avec eux, et leur aspect et si mélancolique, leur sort si dur, qu’on imagine difficilement qu’ils aient jamais envie de perpétuer leur espèce.
"Notre système pour l'attribution des tentes était le hasard et le seul principe qui nous guidait était le changement fréquent des occupants. Ce procédé avait pour but de s'opposer à toute tendance à former des coteries et il fut appliqué avec succès dans de nombreuses occasions. Lorsqu'un homme sait que son martyre ne doit durer que pendant une ou deux nuits de suite, il peut supporter avec bonne humeur les plus baroques petites manies de ses compagnons d'écurie. Quelques-uns d'entre nous causaient trop ou trop fort, d'autres aimaient les oignons crus, d'autres ne se lavaient jamais, d'autres fumaient leur pipe sans arrêt, et d'autres avaient une vraie respiration de Cheyne-Stokes. Je vais expliquer que cette façon de respirer est commune aux hautes altitudes et ne se produit que lorsqu'on est inconscient. De courts accès de halètements violents, à faire croire que la victime va suffoquer, augmentant toujours de violence, sont suivis d'une tranquilité complète, comme si l'homme était mort, jusqu'à ce qu'un nouveau spasme apprenne aux occupants de la tente que, malheureusement, il n'en ai pas ainsi. Les terribles effets d'une telle crise, lorsqu'ils sont combinés avec le ronflement, ne peuvent être imaginés. Ces idiosyncrasies, si on avait dû les supporter trop longtemps, auraient pu nous pousser à un meurtre ; toutefois, avec notre système de roulement, elles ne donnaient naissance qu'à de franches critiques, ou, même, nous amusaient."
"Appareils à oxygène, postes radio, avions ne sont pas la sorte d'engins que l'on s'attend ou que l'on a plaisir à trouver dans une caravane d'alpinistes, où la note dominante devrait être la simplicité. [...] Mais depuis que les géants himalayens, Nanga Parbat, Kangchenjunga, K2 et Everest, ont repoussé tous les assauts, l'homme semble de plus en plus enclin à recourir aux expédients scientifiques pour forcer le succès et réaffirmer sa supériorité sur la nature. Du moment où les moyens loyaux restent sans effet, nous commençons à penser aux moyens déloyaux" p194
À l'approche du sommet :
"Un facteur très important qui, mieux que tout, était de nature à nous procurer un meilleur état d'âme, était que la roche friable et croulante s'était à la fin transformée en un quartz schisteux brut auquel nous étions heureux d'avoir affaire; c'était un changement qui ne pouvait manquer de faire plaisir à un alpiniste et, sans aucun doute, intéresser mon compagnon, en sa qualité de géologue. Cette vilaine roche, le schiste, comme c'est, je crois, le nom technique, avait mis nos têtes en danger et s'était éffondrée sous nos pieds, depuis le bas de l'écran jusqu'au dernier bivouac. Il était étonnant que nos anathèmes enflammés ne l'eussent pas obligée à entreprendre un changement géologique sous nos yeux - c'est à dire, qu'elle ne se fût pas métamorphosée en roche plutonique. Mais, comme on l'a déjà dit, il y a du bon dans toute chose et, en y réfléchissant, cette uniformité devait trouver grâce devant nous, puisqu'elle nous avait épargné une accumulation d'échantillons géologiques dans chaque camp. Nous avions déjà laissé au Camp du Glacier un tas de pierre assorties et je tremblais à la pensée du fardeau que nous aurions eu à descendre si la roche avait été aussi variée que notre géologue, et même tout autre géologue bien équilibré, aurait pu le désirer."