Hajar Bali, auteur du roman « écorces » (Belfond), en lit un extrait pour Mediapart (entretien avec Antoine Perraud et
Faïza Zerouala).
On vivait une époque trouble et dangereuse. Les colons ont tiré les premiers sur le défilé, les nôtres, alors, se sont déchaînés. Notre 8 mai 1945* à nous a été terrible.
Saindoux et sa femme n'ont pas été épargnés non plus. On les a retrouvés dans les champs, massacrés à la hache. Julie ne méritait pas une fin aussi atroce, elle avait été généreuse avec nous.
* à Sétif
« Rivière tremblante .
Berceau de l’automne .
Soleil irisant la surface.
se cherchant de la profondeur .
Douce mélodie du roseau dans le vent » ….
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L’obsession de Baya pour le figuier de son enfance a décidément contaminé toute la famille.Il est comme un rappel silencieux de l’origine organique de la vie. Il exhale son odeur millénaire qui, comme un fouet, ramène aux origines. Je suis d’ici. De la terre. Je ne suis plus le même, et pourtant je suis le même. Mon enfance se superpose à moi tel que je suis aujourd’hui. Qu’est-ce qui me fait me retourner et observer cet ancêtre ? Le figuier est le nœud ombilical de tout exilé. Et Baya en est une, d’exilée. Elle ne veut pas descendre de son arbre, elle est et elle n’est plus la même. Comme si elle tenait à durer pour que je devienne ce que, perdue dans la ville, elle renonce à être.— Il faudra que tu ailles un jour cueillir des figues à même l’arbre. Tu comprendras alors ce que je dis là. Cette chose qui nous vient de loin, de nos ancêtres. C’est très important. Tu m’entends ?— Oui, Baya. Cueillir la figue à même l’arbre, comme tu le faisais toi.
Les albums de photos, c'est cruel parfois. Nos morts y sont tous vivants...
Lequel de l'homme, de sa première femme n'est pas l'instrument d'une volonté qui le dépasse. Se soustraire à ce que l'on croit être légitime était il envisageable?
Il se tient droit, raide, dans une espèce de dignité, d’orgueil des pauvres gens soumis au diktat de l’arrogante cité où la tenue vestimentaire constitue dorénavant l’unique indicateur de respectabilité. La chemise est tirée à la taille pour disparaître dans le pantalon, sous une grosse ceinture noire. Le pantalon, certainement trop large, songe-t-elle, remonté très haut, se plisse autour de la ceinture, puis laisse flotter les jambes sous l’épaisse toile bleue. Ses vieux mocassins bâillent légèrement par endroits. Ses cheveux grisonnants frisottent autour de l’oreille.Il tourne parfois la tête pour examiner le compteur : cinquante-huit, cinquante-neuf, soixante, puis re-cinquante-neuf. Légère protestation des clients. Le compteur fait donc marche arrière, puis le voilà qui s’arrête.
L'observation du monde en indique sa transformation constante. Rien n'est acquis, tout est possible.
Se soustraire à ce que l’on croit être légitime était-il même envisageable ? S’opposer à la raison de tous au lieu de s’en accommoder suppose l’acceptation d’un inconfort qu’aucun des trois n’était prêt à vivre. Baya, qui brandit son amour pour l’homme comme une défense absolue, malgré les arguments discutables qu’elle avance, malgré l’impossible réciprocité, ne veut pas se départir de sa joie de vivre ni de son envie d’accéder au statut enviable d’épouse puis de mère.
La perspective d'une séparation délie les langues
En réalité, l’homme n’est pas, comme on dit, d’une beauté à tomber par terre. Loin de là. Il est certain qu’il est d’une élégance toute citadine, rare de par ici. Sa veste à la coupe impeccable a beau être taillée dans l’étoffe la plus précieuse, elle ne réussit pas à comprimer une proéminence au niveau de l’abdomen qui s’épanouit justement maintenant que, se croyant seuls dans ce paysage désolé, ne se sachant pas observés par Baya, ils abandonnent en quelque sorte un peu de leur superbe, et le fils libère sa bedaine en ouvrant d’un geste machinal le dernier bouton. Il avance, tête et buste légèrement inclinés en arrière, les pieds négligemment jetés en diagonale devant lui, comme ne faisant pas partie du reste de son corps, les jambes écartées.