"Si la bête s'éveille" de Frédéric Lepage
Il y a aussi les mots terribles qu’à prononcés Angelina : « toi que je ne reconnais plus ». Il pense au jeu qui rassure les amoureux. M’aimerais-tu encore si j’étais… moche ? Pauvre ? Estropié ? Malade ? La réponse est toujours « oui ». Mais quand le jeu finit, quand le réel mène la danse, tout change. On a beau se convaincre que la compassion n’a pas de limite, faire semblant de croire que l’adversité n’aura jamais de prise sur les sentiments, on s’aperçoit, submergé ar la honte, que non, je ne t’aime pas de la meme manière si tu es laid ou impuissant. Comme on veut demeurer noble plus longtemps, on n’admet pas qu’on a échoué à vivre un amour que rien n’ébranle. Qu’on n’a pas pu être à la hauteur.
J'ai besoin d'être légèrement engourdi pour retrouver l'enthousiasme de mon enfance.
Un assassinat de ce genre attire les journalistes. Une victime jeune et belle, un crime commis sur les cimes de la ville, du sang qui gicle, ces charognards vont adorer. Je leur ai parlé trop tôt, dans l’affaire Orzel, et ils m’ont fait passer pour un guignol qui met en taule des innocents. Je ne veux pas que ça se reproduise. Alors on ne dit rien à ce stade : cet homicide n’a pas eu lieu. On communiquera quand ils découvriront la boucherie.
Son esprit devient baleine bleue : ses fanons filtrent les informations et rejettent les adjuvants qui les dissolvent. Il garde en lui la matière, densifiée à l’extrême, du pur savoir. Il se rappelle le temps où, âgé de douze ans, il se cachait entre les rayonnages de la bibliothèque d’Elm Park, pour y acquérir, en lisant sans les comprendre les textes d’Albert Einstein, la certitude que ses chagrins d’orphelin n’étaient rien face à l’immensité de l’univers.
Je sais bien qu'on dit faire tache, faire obstacle ou porter plainte mais dirions-nous, de la même manière, " J'ouvre fenêtre pour laisser entrer soleil " ? Le mouvement général de suppression des articles est probablement l' un des marqueurs de l'effondrement syntaxique qui singularise notre époque.
- Tatiana, se plaignit Goulgaritch, vous ne m'avez tout de même pas fait quitter l'anniversaire de ma fille en pleine soirée pour me raconter ça !
Elle eut une expression crispée.
- Non, dit-elle, il ya un vrai problème : Pavel.
- Mon assistant ?
- Oui, celui que vous croyez être votre assistant. Je sais depuis ce soir qu'il n'a pas été envoyé ici, il y a deux mois, par le centre de formation technique, mais par le Comité du parti, pour nous espionner !
- Non... protesta Goulgaritch d'une voix un peu blanche.
- Rappelez-vous, reprit-elle comme si elle n'avait rien entendu. Il est arrivé à l'époque où le Comité du Plan nous reprochait des trous dans la production. Vous avez alors invoqué des déficiences de l'alimentation en gaz du four numéro trois.
Goulgaritch avait pâli.
- Pavel a été envoyé pour enquêter, conclut Tatiana. Je l'ai vu ce soir. Il sait que vous faites passer chaque semaine soixante-dix mille carreaux dans un circuit parallèle. Il rend son rapport demain à Mikhaïl Tironov, au Comité.
- Quand les deux premiers malades sont arrivés, expliqua Zdanovski, le médecin de garde a pensé à un simple syndrome grippal, à un virus quelconque. À ce moment-là, en effet, la fièvre, la toux, les céphalées, tout indiquait quelque chose de ce genre. Mais avec les expectorations, l'augmentation brusque de la température et la multiplication des cas, il a évidemment fallu envisager autre chose.
- De quoi s'agit-il, selon vous ?
- Je ne le sais pas encore. La rapidité à laquelle évolue la maladie ne ressemble à rien de connu. Il y aurait peut-être une hypothèse, très inquiétante, mais je ne peux me prononcer avant d'avoir vu les radios et les résultats du laboratoire.
- Mais si les résultats confirment vos craintes ? demanda Krilko.
- Rien n'est encore sûr, je le répète, mais tout ceci fait, hélas ! penser à une forme rare de la maladie du charbon, le charbon pulmonaire. Vous imaginez les conséquences. J'espère que je me trompe.
Problématique est lourd, bouffi, mais s'achève par le très verni « tique », qui lui confère les apparats de la science. Que pèse, face à ce mastodonte, le banal problème, avec ses trois pauvres syllabes et sa finale molle ? Pourtant, chaque fois que le mot problématique a été employé ci-dessus, c'est problème qu'il aurait fallu utiliser.
Par la paroi vitrée qui le séparait de l'extérieur, le vieil homme jeta un coup d'œil sur la chaussée, barrée par une haute grille rouge dont il pouvait, de l'intérieur, commander le mécanisme d'ouverture. Cette entrée de la zone industrielle était noyée de lumière par de forts projecteurs groupés en grappes, en haut de deux mâts métalliques ; leur clarté ruisselait sur le sol, où des talus de neige gelée limitaient la largeur du passage. L'heure était venue où les lois d'une économie clandestine pouvaient enfin régir l'usine : le comptable venait rectifier ses livres, des stocks s'amenuisaient, des matériaux changeaient d'affectation. Le veilleur de nuit favorisait de sa complaisance ce réseau de concussions. Des lointains sommets où prenait sa source la corruption, lui parvenaient en effet les dernières miettes de la manne.
Brusquement, Goulgaritch fut secoué par un spasme qui contracta violemment tout son corps. Dans un hoquet, il cracha un filet de sang brunâtre qui se répandit sur sa chemise.
- Je ne vous ai pas touché... Qu'avez-vous ? balbutia Pavel, interloqué.
Cherchant d'un râle à inspirer l'air qui lui manquait, Goulgaritch, les yeux révulsés, tendit vers le jeune homme terrifié une main crispée. Comme pour vomir, il se précipita soudain vers le bord de la passerelle. Il voulut cracher. Son ventre se plia autour de la barre métallique qui surmontait la balustrade. Sa respiration se bloquait. Il tendit son visage au vide, éperdu. C'est alors qu'un sursaut d'une violence incroyable le projeta par- dessus bord.