Dans chaque voyage, on cherche quelque chose. Au-delà de ce qu'on dit, au-delà de ce qui est visible, il y a autre chose. Comme un amour brûlant et impossible. Sans lequel on est incomplet. C'est une pièce manquante qui nous fait dire : " Maintenant, il est temps de la trouver." Et pourtant, le moment ne pourrait être plus mal choisi pour aller chercher quoi que ce soit dans ce pays. A moins que ce soit le contraire ? Peut-être que le bon moment, c'est maintenant, alors que le pays sombre dans l'absurde et que tout semble s'effondrer. "Regarde, sinon tu es perdu." Comment est-ce que je pourrais regarder si je n'emporte pas là-bas mon corps, mes mains, mes yeux, ma tête ? Tu es avec moi, Amalia, dans mes bagages, avec une photographie, un cahier vide et un guide touristique d'Athènes. C'est la première fois que je vais me retrouver là-bas. Qu'est-ce que j'y cherche, qui va me le dire ?
Le temps manque. Les gens meurent et on doit réussir à saisir, tant qu'ils sont encore vivants, toutes leurs paroles incompréhensibles, leurs commentaires allusifs, leurs pensées censurées. Le temps manque. On doit réussir à démêler les ombres avant qu'elles nous avalent et nous transforment, à notre tour, comme tant d'autres, en hommes-ombres. Evanthia est partie, papi, mamie, ils sont tous partis. Je n'ai pas eu le temps de comprends ce que voulait dire "c'est le sang qui parle".
"C'est pour ça que les gens voyagent, Jonathan.
- Qu'est-ce que tu veux dire, Amalia ?
- Que nous retournons parfois chez nous pour comprendre tout ça, avant que -
- Continue Amalia, pourquoi tu t'arrêtes ?
- Jonathan, ce voyage c'est ton voyage.
- Tu es avec moi.
- En Grèce, tu voyageras tout seul.
- Tu es avec moi.
- Tout seul. Ne te mens pas. Comment pourrais-je être avec toi ? Tu oublies ou tu fais semblant d'oublier ?
- Tais-toi"
Qui fixe les règles ? Qui les impose et à quel prix ? Chaque famille se nourrit de ses secrets. Comme un lierre étrangement boulimique, les secrets invisibles enserrent chaque jour un peu plus la peau de la famille, jusqu'à ne faire qu'un avec elle. On ne distingue plus le lierre de la famille. Un couple éternellement uni, et si on tente de le séparer, on le détruit. Poussière, sueur, lichen et petites bêtes rongent le corps vert et feuillu. L'été, lorsque l'odeur de pourri ne te laisse plus de répit, tu pries Dieu pour quelques bouffées de fraîcheur.
-Entre oubli et vérité, notre famille marchait sur un fil. C'est comme ça que nous avons grandi. Comme tant d'autres familles, depuis que le monde est monde, les choses qu'il fallait oublier étaient plus nombreuses que celles que l'on supportait de garder en mémoire.
"Pour l'amour de Dieu, Frosso, on ne joue pas avec Dieu !"
Notre mère jouait avec lui. Elle lui empruntait sa toute-puissance, tout son arbitraire. Elle ne rendait de comptes à personne. Mettre son fils au monde dans sa chambre à coucher, couper elle-même le cordon ombilical, nettoyer le sang de l'accouchement, rester toute la journée avec le nouveau-né dans les bras, défiant les règles d'hygiène psychique et corporelle les plus élémentaires, elle pouvait faire tout cela et bien plus encore. (17)