la Crimée, pour nous, c'est un glorieux ossuaire, la terre rude et froide des hivers du siège, défoncée par les tranchées et arrosée de sang.
Les Russes partagent avec nous ces souvenirs ; mais pour eux, ces deux syllabes ont en outre une musique caressante : elles parlent aux enfants du Nord de ce qui leur manque le plus, de ce qu'ils convoitent le plus passionnément, de soleil et de montagnes, de longs printemps et de nuits enchantées.
La corniche du Baïdar, c'est leur fenêtre ouverte sur un Orient de féerie, celle par où la poésie de l'Orient est entrée chez eux.
Car la poésie n'a pas fait moins que le ciel pour illuminer ce coin de terre ; là, Pouchkine s'est réveillé poète, et depuis lui, tous ceux qui savaient les paroles magiques sont venus les essayer au bord de cette mer (…)
On aurait peine à citer une race qui n'ait pas traversée ce caravansérail en y laissant quelques vestiges. Le sol porte des couches d'histoire superposées comme les stratifications d’une muraille de rocher.
De la Grèce, qui posséda longtemps ce rivage, il reste des joyaux enfouis et des syllabes harmonieuses dans l'air ; les noms de ces bourgades qui défilent devant nous, Parthénit Siméis, Orianda, Choréis… Ce doux écho, demeuré d'une lyre détruite, me remet en mémoire les beaux vers d'Apouchtine sur un poète mort :
--- La corde s'est brisée et le son vibre encore...
À partir du treizième siècle, le flot de l'invasion mongole noie et amalgame tous ces débris ; les Tatars Nogaïs, détachés de la Horde d'Or, maintiennent longtemps en Tauride (nom antique de la Crimée) le dernier fragment de l'empire de Gengis-Khan.
Tour à tour vassaux de la Porte (l’empire ottoman) et de la Russie, c'est chez eux que s'engage d'abord ce grand duel qui est toute l'histoire de l'Orient depuis deux siècles.
Tant que la Crimée fut disputée, les chances demeurèrent égales entre les deux adversaires ; le jour où Catherine la réunit à son empire, comme un gage en avancement d'hoirie, la Turquie dut s'avouer que son démembrement commençait.
Malgré les attaches géographiques, c'est bien une province turque, une tête de pont du Bosphore, cette terre musulmane ; le maître russe y semble un étranger parmi les hommes, les arbres, les mosquées de l'Asie.
La Russie négligea d'abord le trésor qu'elle venait d'acquérir ; à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, elle en laissa la jouissance paisible aux Tatars soumis à ses lois.
Voronzof, gouverneur d'Odessa sous le règne de Nicolas, fut l'inventeur de la Crimée ; il se prit de passion pour le pays qui lui était confié, et toutes les améliorations datent de cet habile administrateur.
Il y importa la vigne, qui devait faire la richesse de la côte méridionale, il traça la route de poste de la Corniche ; après avoir bâti son merveilleux palais d'Aloupka, il choisit les plus beaux sites pour y élever des maisons de campagne et y dessiner des jardins.
Quelques grands seigneurs suivirent son exemple et vinrent coloniser à côté de lui.
Ce fut l'âge romantique de la Crimée ; embellie par de luxueuses folies, encore ignorée de la foule, elle était alors un paradis mystérieux réservé aux demi-dieux, aux poètes, aux amours légendaires de ce temps déjà si loin.
Cette période prit fin avec la guerre de 1851, qui ruina et dépeupla le pays. Une grande partie de la population tatare émigra en Turquie, sans que les Russes vinssent la remplacer.
Durant les quinze dernières années, la vie et la prospérité sont revenues, grâce au chemin de fer mené jusqu'à Sébastopol, grâce à l'impulsion donnée par Alexandre II.
Le défunt empereur préférait sa résidence de Livadia à tout autre séjour ; il attira dans la ville voisine de Yalta ses courtisans et ses fonctionnaires.
Dans la Russie monarchique, comme dans la France de Louis XIV, la société polie se règle sur les moindres goûts du souverain : elle adopta cette bienheureuse plage, où le soleil de la cour ajoutait son attraction au soleil du ciel.
Qu'elle était belle, notre île, avec de l'amour dans l'air qui ne savait où se poser, une moisson de blés ardents sans moissonneurs!
Si les livres les plus intéressants sont ceux qui traduisent fidèlement l'existence d'une fraction de l'humanité à un moment donné de l'histoire, notre siècle (le XIXe) n'a rien produit de plus intéressant que l'oeuvre de Tolstoï. Il n'a rien produit de plus remarquable sous le rapport des qualités littéraires. Je n'hésite pas à dire toute ma pensée, à dire que cet écrivain, quand il veut bien n'être que romancier, est un maître des plus grands parmi ceux qui porteront témoignage pour le siècle.
Y a-t-il quelque part une fuite du sentiment dans l'infini, pareille à notre course sur la mer, à cette progression constante sur un même élément illimité?
Et c'est une sensation étrange, quand on gravit les sentiers blottis entre les bruyères et les myrtes, tandis que le pied écrase la lavande, le fenouil, la germandrée, les cent herbes qui saturent l'atmosphère de leurs effluves amers, c'est un paradoxe délicieux, le contraste de l'air si doux avec cette végétation violente, ces plantes de passion âpre et de fort parfum.
Au fond de l'abîme, sur l'eau d'un bleu de plomb où ces pins versent déjà la nuit, des nuées de mouettes et de goélands tournoient dans la lumière oblique, s'élèvent, replongent; nous voyons luire dans les massifs de feuillage l'éclair fugitif de ces minces papillons blancs; les échos de la ravine répercutent leurs plaintes saccadées, d'une désespérance si lamentablement humaine.
Errer au plus épais des bruyères fleuries, s'asseoir sous le dôme des pins où s'insinue le bruit invisible des vagues, atteindre la haute roche qui donne le vertige du gouffre, ces joies l'exaltent et la troublent comme font pour les jeunes femmes de son âge l'atmosphère du bal, l'emportement de la danse.
Abritées entre les coteaux, des vallées se creusent et s'évasent vers la mer, elles lui portent les ruisseaux qui vivifient dans ces fonds tièdes la végétation méridionale : oliviers, amandiers, mûriers, vignes, figuiers.
Elle se leva, fit un pas vers moi, d'un mouvement somnambulique, un mouvement involontaire et doux où aboutissait toute la force de toutes les planètes attirées. Ses mains s'abattirent sur mes épaules, sa tête s'inclina, ses yeux éperdus versèrent toute son âme dans les miens; et des lèvres rapprochées à toucher mon front, ces mots qui jaillissaient du plus profond de l'être, de la première parcelle où s'éveilla notre première lueur de vie au sein de notre mère, ces mots tombèrent, effarés et suppliants :
-- Aimez-moi. Voulez-vous? Je vous attends depuis si longtemps!
Du premier regard, elle a saisi le secret du charme indéfinissable qui flotte sur Port-Cros, la fluidité aérienne des pins d'Alep, le miroitement subtil des objets sous les fines grisailles verdoyantes e leur feuillage, "de leur plumage", comme elle dit bien mieux; elle compare l'emprisonnement et la décomposition de la lumière dans leurs écheveaux de soie floche au tremblement des vibrations sur les cordes d'argent d'une harpe.