« Ah ! Alors vous êtes revenue ! Et que vous est-il donc arrivé ? Et vos parents, ils vont revenir ? » « On a entendu parler des déportés ! »
J'allais à l'essentiel, haletante : l'assassinat, les gazages, le travail forcé, le camp, la Koya, le Revier...
J'expliquai que personne ne reviendrait, qu'ils étaient tous morts, mes deux frères Marcel et Achille, ma sœur Fanny, ma tante Bella et puis mes oncles, mes cousins... et des centaines de milliers et milliers de Juifs comme nous. Que nous étions dans un lieu nommé « Auschwitz » et qu'il existait d'autres lieux du même type, créés par les nazis...
J'ai vu l'incrédulité sur les visages. On ne me croyait pas. J'étais une gamine. Peut-être un peu dérangée par les événements ? Sans doute que j'exagérais. Peut-être cherchait-elle, celle-là, à se donner de l'importance ? Et d'ailleurs, quelle était son histoire puisqu'elle était revenue ?
Trois ou quatre mois après mon retour, dans l'état où je suis, je ne pouvais tenir bien longtemps à faire ce travail physique. J'abandonne et cherche autre chose.
Je n'ai jamais été aussi seule. Au camp, il y avait la forte présence de l'amie. Au camp, j'étais moins seule.
Je n'ai plus aucun but, je ne sais quoi faire de ma peau.
Je voulais revenir. J'avais tout fait pour cela.
Et là, maintenant, je n'ai plus rien. Plus d'espérance.
Autour de moi, le tissu de l'humanité ne se reconstitue pas.
Notre dernière rencontre reste aux creux de moi. Paroles de désespérée. Elle m'a dit regretter être entrée au camp, toute cette souffrance, cette résistance pour rien ; au moins, si elle avait été gazée dès l'arrivée, elle n'aurait pas eu à endurer tout celui, elle n'aurait pas espéré pour rien...
" Esther, tu dois tout faire pour t'en sortir. La guerre finira bien un jour. Promets ! Promets que tu raconteras pour qu'on ne soit pas les oubliés de l'historie ! "
[...]
Fanny, t'ai-je vraiment fait cette promesse ? Je devais dire au monde ce que des humains avaient été capables de faire endurer à leurs semblables, je devais tenter de dire comment de l'humanité, l'humanité s'était retirée, je devais parler pour que nous ne soyons pas les "oubliés" de l'histoire.
M'as-tu vraiment dit "Raconte ! Raconte leur viol de notre existence. L'anéantissement d'un peuple et de son histoire. Un grand effacement. Un océan de cendres jetées aux vents, dans les eaux, enfoncées à même la terre. Dans la boue ? "
"Esther, tu raconteras pour que l'on ne soit pas les oubliés de l'Histoire !"
Parce que nous l'avons été. Tout d'abord en France, durant la guerre. Même si à l'époque on ne savait ce qui se cachait derrière tant de brutalités, les femmes, les hommes et les enfants ont été abandonnés, "négligés" dans un pays qui se réclamait de la philosophie des Droits de l'Homme. Car, oui, bien sûr, on a vu arrêter les Juifs, on a su qu'ils étaient déportés.
Puis au retour, avec tant d'autres, Juifs et non Juifs, "négligés" dans le trauma qui venait désormais dédoubler notre identité.
J'ai partagé ma vie avec Jacques, un homme d'une grande compréhension et gentillesse. Je lui ai évidemment raconté mon histoire . Il m' a incitée à tourner la page. Nous avons vécu heureux , élevé nos trois garçons puis nous sommes devenus les grands-parents de quatre petits-enfants. Une descendance , douce revanche sur ceux qui nous ont tués.
De Drancy vous êtes partis le 14 août. Vous êtes arrivés le 17 août en Silésie ,région du sud-ouest que tu ne connaissais sans doute pas. Dans ce convoi n° 19 vous étiez mille personnes. Neuf cent quatre-vingt-cinq d'entre vous ont été gazés à l'arrivée. Toi (maman) , Papa et Achille (11 ans) êtes de ceux-là.
Promets! Promets que tu raconteras ce qui se passe ici, promets pour qu'on ne soit pas les oubliés de l'Histoire!
C'est comme ça la vie, on rase, pour tout recommencer.