C’était bien cela. Depuis la fin de la guerre, il ne se sentait plus dans son assiette à New York. Il est facile de prendre un petit comptable, de l’arracher à sa compagnie d’assurance, d’en faire un pilote capable de manier des bombardiers de trente tonnes avec aisance. Oui, c’est facile, et c’est ce qu’on avait fait à John Gordon. Mais le phénomène n’est pas tout à fait réversible. Après trois ans de vie militaire, un feuillet de démobilisation et les remerciements anonymes de la patrie ne suffisent pas à renvoyer un pilote vers son ancien bureau. Gordon le savait ; il avait fait l’amère expérience.
On estimait naguère que jamais les Terriens ne pourraient habiter Jupiter, ni aucune des planètes extérieures. Avant les débuts effectifs de l'exploration interplanétaire, d'aucuns croyaient la planète géante trop froide, son atmosphère d'ammoniac et de méthane trop toxique, sa pesanteur trop forte pour la vie humaine.
Mais les premiers Terriens à la visiter constatèrent que la chaleur radioactive de cet astre colossal lui valait un climat tropical, et que l'ammoniac et le méthane s'y cantonnaient à la haute atmosphère, dont les couches inférieures s'avéraient tout à fait respirables. Par ailleurs, l'invention des égaliseurs de gravité avait résolu le problème de la pesanteur.
Le gel raidissait les fourrures du capitaine Futur; l'écume salée lui piquait les yeux quand elle le giflait. Accroupi avec Grag et Tharb à la poupe du petit bateau, il gardait le silence: le hurlement du vent et le rugissement des vagues interdisaient toute conversation.
Il n'en savourait toutefois pas moins chaque instant. Le danger lui faisait toujours l'effet d'un vin capiteux, qu'il le rencontre dans les béants abîmes de l'espace ou sur un monde bizarre comme celui-ci. C'était en de tels instants que Curt Newton se sentait le plus vivant.
- Il ne nous reste qu'une option. Contacter le capitaine Futur.
- Le capitaine Futur ? Si vous faites appel à lui, le monde entier comprendra que nous courons le pire des dangers !
- Nous courons bel et bien le pire des dangers ! Il n'y a plus à tergiverser. Joignez la base des fusées de patrouille à Spitzbergen. Ordonnez-lui de lancer le signal lumineux au magnésium depuis le pôle Nord.
Les monstres gélatineux !Les indigènes abominables de cette planète absurde avaient percé les defenses de Durk Undis et envahissaient le navire.
— Soit le chiot de lune part, soit c'est moi ! cria l'androïde furieux. Il dévore le métal qui lui tombe entre les griffes... et s'il s'agit d'un matériau précieux, il s'en enivre ! Toutes ses mauvaises habitudes en font un nuisible de premier ordre. Il faut être aussi idiot que Grag pour capturer et apprivoiser un truc pareil.
— Nous autres, humains, nous aimons avoir des animaux domestiques, se défendit le robot. Otho ne comprend pas ça, maître, vu que contrairement à nous, il n'a rien d'humain.
— Rien d'humain ? glapit l'androïde, rageur. Espèce d'atelier ambulant, chacun voit bien que je suis de chair et d'os, et toi une machine !
Il avait oublié l'effet de la musique sur l'esprit humain. Pendant de longues années, il avait oublié la musique. Et voilà que soudain toutes ces portes longtemps fermées entre l'esprit et le corps s'ouvraient à la volée au chant des Harpistes. Claire, radieuse, adorable, la musique - la voix même de la vie libérée - emplissait Simon d'un désir aigu d'il ne savait quoi. Son esprit s'égarait dans de vagues sentiers peuplés d'ombres, et son coeur palpitait d'une joie solennelle bien proche des larmes.
De la façade en plein vent de son établissement, où paradaient des filles de diverses couleurs et d’au moins trois formes différentes, une femme bien en chair, à la peau vert pâle et aux yeux de braise, les héla :
- Terriens ! Vous découvrirez les quatre-vingt-dix-neuf joies de l’univers. Entrez ! Entrez !
- Moi, Mère, c’est la centième joie que je recherche.
- Et quelle est donc cette centième joie ?
- La joie de s’asseoir tranquillement et de lire un bon livre.
— Je vais prendre un gros risque. Il faut sortir de ce piège et contacter mes Futuristes. Ce vaisseau stellaire peut nous le permettre et nous emmener où on veut. On ne peut pas le faire fonctionner, mais ces créatures des étoiles endormies le peuvent.
— Quoi, vous envisagez de...
— De prendre le risque de les réveiller, oui.
Le pouvoir est un vin enivrant.