Denis Rouart

Cependant en hiver 1881-1882 il a encore la force d'entreprendre Un Bar aux Folies-Bergère, qui sera son dernier tableau important. Inspiré par un spectacle bien parisien, et à ce titre naturaliste, il est surtout un chef-d'œuvre de la peinture française. Remarquablement composé et magistralement exécuté, il est à la fois vivant et pictural. Le premier plan horizontal du bar est garni des magnifiques natures mortes de bouteilles de Champagne et de liqueurs. Derrière, la serveuse debout, les paumes des mains appuyées sur le marbre, se détache verticalement sur le miroir du fond qui reflète la vue du public de la salle schématiquement traité en coups de pinceaux libres qui en expriment le recul et la vie.
Ce portrait de la serveuse est merveilleusement peint en pâte lisse avec sûreté, franchise et vérité qui n'excluent pas une certaine douceur d'expression. L'ensemble baigne dans la lumière artificielle et brillante de ce lieu de plaisir nocturne que Manet a su unifier. Homogénéité, spontanéité, vérité et sûreté caractérisent la dernière grande œuvre de Manet.

PORTRAIT D'EMILE ZOLA (page 128)
T. h. 1,46; 1. 1,14
Le titre de la brochure écrite par Zola sur Manet sert de signature.
1867-1868.
Exécuté par Manet pour remercier Zola de bavoir défendu dans L'Événement, puis dans une plaquette, au moment de son exposition particulière en 1867. Zola écrit à Duret en février 1868 : «Manet fait mon portrait pour le Salon...»
(Lettre inédite de Zola à Duret, Louvre, Cabinet des Dessins.)

Libéré de Couture, Manet va pouvoir peindre selon son tempérament personnel. Le Portrait de ses Parents est déjà du Manet, mais il porte inconsciemment quelques traces de l'enseignement reçu, peut-être dues au désir de l'approbation paternelle. S'il est admirablement peint, ce portrait comporte une sévérité et un manque de laisser-aller très probablement provoqués par la pensée qu'il doit à tout prix convaincre ce père magistrat de ses capacités de peintre professionnel et, comme l'a si justement écrit Germain Bazin, faire un portrait ressemblant plutôt qu'un tableau.

Son père, voyant qu'il n'y avait rien d'autre à faire de ce garçon, se lassa et finit par céder en lui permettant d'étudier la peinture à l'École des Beaux-Arts. Rétif à cette école, Edouard obtint à la fin de travailler dans l'atelier d'un peintre libre mais officiellement consacré. Entre plusieurs maux il choisit le moindre en la personne de Thomas Couture, qui avait atteint une grande renommée publique avec son tableau des Romains de la Décadence.

D'une tout autre veine, affirmant une conception plus impressionniste, Manet peint cette même année 1868 La Lecture, sorte de plein air intérieur dont le sujet est le jeu délicatement modulé de la lumière, filtrée par le voilage blanc de la baie vitrée, se répandant sur la robe blanche de Mme Manet et le canapé blanc sur lequel elle est assise. Berthe Morisot se complaira maintes fois dans cette sorte de jeux de lumière tamisée par des voilages.

Envelopper ses personnages de la senteur du monde auquel ils appartient, telle a été l'un des plus constantes préoccupations de M. Manet. Son oeuvre claire, débarbouillée des terres de mousse et des jus de pipe qui ont crassé si longtemps les toiles, a une touche souvent calme sous son apparence bravache, un dessin concisé mais titubant, un bouquet de taches vives dans une peinture argentine et blonde.

Rentré à Paris Manet exécute Le Balcon dont l'idée lui était venue en voyant un groupe de femmes regardant de leur balcon le spectacle du port de Boulogne. Il demande à Berthe Morisot de poser pour la figure principale, assise sur un tabouret, à Antoine Guillemet pour l'homme du centre et à mademoiselle Claus pour la figure de droite, tous deux debout.

L'année 1867 est marquée par la Vue de l'Exposition universelle, dont Manet peint une vue aérée, animée de personnages dont les silhouettes sont, comme les éléments du décor, schématisées en taches et aplats de couleur.

Il a cette raillerie joyeuse où le dédain se fait à peine sensible. Une gaieté sort de lui : gaieté communicative, comme toute sa rieuse philosophie.
Tel je l'ai vu toujours. C'est une âme ensoleillée, que j'aime.