Les voix vives du poème et du temps.
J'aime quand vous investissez les mots, les recouvrez, les découvrez, jouez à l'amour coquin. Oui, car les mots se mangent, se goûtent, se lèchent - et la peinture les excède, les tire par le bras vers le bas de la mer où ils naissent et disparaissent (l'aventure des signes peut parfois être amère).
Notre paire… (Robert Desnos)
Notre paire quiète, ô yeux !
que votre « non » soit sang (t’y fier ?)
que votre araignée rie,
que votre vol honteux, soit fête (au fait)
sur la terre.
Donnez-nous, aux joues réduites,
notre pain quotidien,
Part, donnez-nous, de nos oeufs foncés
comme nous part donnons
à ceux qui nous ont offensés.
Nounou laissez-nous succomber à la tentation
et d’aile ivrez-nous du mal.
La mer sans fin commence où la terre finit.
José Maria de Heredia, Les Trophées
[p.39]
Demain, dès l’aube… (Victor Hugo)
Dès maintenant, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Spleen : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Charles Baudelaire
Les mots, les mots
ne se laissent pas faire
comme des catafalques.
Et toute langue
est étrangère
Eugène Guillevic
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
(Apollinaire)
La poésie, c'est l'art de charger les mots d'un maximum de sens,d'en faire miroiter les multiples facettes avec l'aide du contexte et de la syntaxe. A ceux qui interrogeaient Rimbaud sur le sens exact d'un de ses poèmes, celui-ci répondit' "J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens".La poésie n'est jamais une définition univoque de la réalité; au contraire elle bouscule nos rapports avec le réel.
L'amour, ça passe dans tant de cœurs; c'est une corde à tant d'vaisseaux, et ça passe dans tant d'anneaux, à qui la faute si ça s'use?
La corde ( ballades françaises)
Paul Fort
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur .
Monotone.
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure
;
Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà
Pareil à la
Feuille morte.
Poèmes saturniens, 1866