CHRISTINE DE PIZAN / LE CHEMIN DE LONGUE ÉTUDE / LA P'TITE LIBRAIRIE
Je ne sais comment je dure…
Je ne sais comment je dure,
Car mon dolent cœur fond d'ire
Et plaindre n'ose, ni dire
Ma douloureuse aventure,
Ma dolente vie obscure.
Rien fors la mort ne désire.
Je ne sais comment je dure.
Et me faut, par couverture,
Chanter que mon cœur soupire ;
Et faire semblant de rire.
Mais Dieu sait ce que j'endure ;
Je ne sais comment je dure.
...Les dames doivent avoir "coeur" d'homme...
Malheureux celui qui veut gouverner autrui, et ne peut se gouverner lui-même !
La beauté de [celui-ci], si je voulais la décrire, dépasserait mes capacités ; cent mille ans ne me suffiraient pas à la mettre par écrit, car son clair visage rayonne d'une splendeur qui illumine tout, que la chose soit obscure ou limpide. Bref, toutes les autres beautés sont ternes et communes comparées à la sienne ; elles pâlissent devant son éclat.
Ceux qui ont blâmé les femmes par jalousie sont des hommes indignes qui, ayant connu ou rencontré de nombreuses femmes de plus grande intelligence et de plus noble conduite que la leur, en ont conçu amertume et rancoeur.
Ah ! Doux ami, sont-ce là vos exploits ?
D'un amour de feu de paille aiment
Les hommes qui feignent d'être d'amour étreints,
Mais leur cœur ne s'en soucie en rien.
(Ha ! doulz amis, sont ce de voz esplois ?
Aiment hommes d'amour de feu de paille
Qui si faignent estre d'amours destrois,
Mais ne leur tient au cuer pas d'une maille.)
(extrait de "La Dame, .XC. v. 25-28) pp. 264-265
Le sentiment qui est le plus léger et qui conquiert le mieux les gens, c'est l'amour.
Le mariage de Christine à quinze ans resserra ses liens avec la cour royale et prolongea la période de son bonheur. Son union avec Etienne de Castel, secrétaire royal, ne dura pourtant que dix ans, avant qu'une maladie n'emporte le jeune mari en 1390. Veuve, Christine fut accablée de tristesse et d'amertume. Elle avait aimé son époux d'amour, comme le début du Chemin de long estude l'attestera treize ans plus tard. Maintenant elle se trouvait seule, à la tête d'un foyer qui comprenait ses trois enfants, sa mère, et une nièce. Son père était mort deux ans plus tôt, et Charles V, son protecteur, en 1380.
Elle se fit poète. Le décès d'Etienne l'avait laissée dans la gêne; écrivant pour gagner sa vie, elle devint, au dire de ses lecteurs modernes, "la première femme de lettres professionnelle" en France. Mais la composition littéraire n'aurait pas pu subvenir à ses besoins, en tout cas dans un premier temps. Peut-être fut-elle également copiste, le travail de secrétaire d'Etienne de Castel l'ayant familiarisée avec les formules et les différentes graphies en usage. ce qui est certain , lorsqu'on considère son oeuvre dans son ensemble, c'est qu'elle acquit au fil du temps d'impressionnantes connaissances en matière de production livresque; elle transcrivait ses propres textes, les annotait, prévoyait leurs illustrations, et rassemblait ses ouvrages dans des collections fort belles, destinées à plaire à des mécènes importants.
Préface
« Il est vrai que certains l’ont blâmée — et ç’eût été à bon droit si elle eût été de notre foi — d’avoir pris pour époux le fils qu’elle avait eu de son mari Ninus. Ce fut certes là une grande faute, mais comme il n’y avait pas encore de lois écrites, on peut l’en excuser quelque peu ; les gens ne connaissaient en effet d’autres lois que celles de la Nature, et il était loisible à chacun de suivre son bon plaisir sans commettre de péché. »
autres ballades
VIII
DIEUX ! on se plaint trop durement
De ces marys, trop oy mesdire
D’eux, et qu’ilz sont communement
Jaloux, rechignez et pleins d’yre.
Mais ce ne puis je mie dire,
Car j’ay mary tout a mon vueil,
Bel et bon, et, sanz moy desdiie,
Il veult trestout quanque je vueil.
Il ne veult fors esbatement
Et me tance quant je souspire,
Et bien lui plaist, s’il ne me ment,
Qu’ami aye pour moy deduire,
S’aultre que lui je vueil eslire ;
De riens que je face il n’a dueil,
Tout lui plaist, sanz moy contredire,
Il veult trestout quanque je vueil.
Si doy bien vivre liement ;
Car tel mary me doit souffire
Qui en tout mon gouvernement
Nulle riens ne treuve a redire,
Et quant vers mon ami me tire
Et je lui monstre bel accueil,
Mon mary s’en rit, le doulz sire,
Il veult trestout quanque je vueil.
Dieu le me sauve, s’il n’empire,
Ce mary : il n’a nul pareil,
Car chanter, dancier vueil’ ou rire,
Il veult trestout quanque je vueil.
p.216-217
Voir, si vous le souhaitez, la version français moderne par JEANINE MOULIN dans la critique jointe.