J'avais l'impression que 17 heures ne sonnerait jamais.
Pendant que tu donnais des consultations dans ton bureau, sans penser à moi, j'étais obsédée par toi, incapable de faire autrement. Tu te dis sans doute que ça aurait dû s'arrêter là. Pourtant, en tant que docteur, tu avais beau connaître le fonctionnement de l'aorte et des ventricules, tu ne semblais pas conscient du véritable fonctionnement d'un coeur.
J'ai décidé de suivre son conseil, à savoir tout te dire. Depuis le début. Te raconter cette histoire. De mon point de vue. Épisode par épisode. Blessure par blessure. Même si selon le Dr Franco, les débuts, ça n'existe pas. Il n'y a que le point à partir duquel quelqu'un est préparé à commencer son récit. Alors je vais commencer par le début. Et je te promets de dire toute la vérité. Un secret qui restera entre nous.
J'ai regardé un documentaire, hier soir. Je fais des choses comme ça, maintenant. Ça parlait des rivières, en Inde, tellement polluées qu'elles donnent la vie autant qu'elles la reprennent.
Toi, tu étais ma rivière toxique.
J'avais perdu ma capacité d'expression. Comme tu le sais, avec moi, tout se passe à l'intérieur. Toujours à l'intérieur.
On dit que la frontière est ténue entre l'amour et la haine. Moi, je ne pense pas qu'il y ait de frontière du tout. C'est la même chose. Ce qu'on aime, on le hait aussi pour l'amour qu'il nous inspire. Qu'est-ce qui nous rend plus vulnérable que l'amour ? Qu'est-ce qui fait aussi mal ? On marche sur la corde raide. On oscille d'un côté et de l'autre. On lutte pour garder l'équilibre. Mais parfois, on n'y arrive pas. Parfois on bascule sans pouvoir rien y faire.
Quand je suis venue à Londres, la plupart des affaires que j'ai jetées dans ma valise lui appartenaient à elle, pas à moi. Je n'ai eu d'autre choix que d'abandonner le contenu de la maison, mais les vêtements... Les vêtements c'est différent. Ils conservent la personne. Portent son essence. Bien que certains ne soient guère plus que des morceaux de tissu, des bandes de cuir. Ceux-là, j'y ai renoncé sans peine. Mais les autres, ils me donnaient l'impression qu'elle était encore en vie. Qu'elle les portait, même si elle était désormais invisible.
Vouloir oublier quelqu'un, ça ne veut pas dire qu'on y parvient.
- Je... Je vais être pris pendant un moment, Constance, pour être honnête.
"Honnête", c'était d'autant plus drôle que tu ignorais le sens de ces mots. Tes lèvres ont formé un sourire condescendant. Et soudain, le constat m'a frappée et j'ai eu l'impression d'avoir le corps rempli de plomb.
La rage bouillonnait en moi comme l'eau de l'évier, pleine de liquide vaisselle. Mais il y avait le mug de Mme Kemple sur le côté. Qui me regardait. Et avant que j'aie le temps de réfléchir, j'avais attrapé le mouchoir plein de morve, j'en avais bien essuyé le bord et j'avais mis un sachet de thé dedans.
De retour dans ton bureau, j'ai posé le mug près de toi.
Tu ne m'as pas remerciée avant d'en avoir bu une gorgée, puis tu as soupiré.
- Hmm, délicieux. Tu vois, je le savais.
- Je l'ai bien préparé ?
Tu as soufflé sur le liquide, bu à nouveau.
- Parfait.
Tu t'es retourné vers l'ordinateur, me congédiant sans un mot.
J'ai prié Dieu pour qu'il me soulage, tout en envoyant un premier coup de poing dans les briques.
J'en garde encore la cicatrice. Je la regarde tout en écrivant. Elle est si petite, comparée à celles qui ne se voient pas.