Marie représente en Islam la servitude et la miséricorde ; c’est pourquoi elle est appelée « sœur d’Aaron » (Cor., 19,28). Cette expression contient une anomalie historique que l’on explique habituellement par le fait que Maryam faisait partie de la « famille » d’Aaron. Cependant, il y a lieu d’envisager surtout une parenté spirituelle, liée à la qualité prophétique et à un certain « sacerdoce » féminin éminemment représenté par la Vierge(1) : en tant que Madonne, elle réunit en effet Sagesse divine et Intelligence transcendante(2). Ce sacerdoce joue un rôle prépondérant dans les traditions chevaleresques, où domine un élément affectif et guerrier ; d’autre part, Guénon a indiqué « le rapprochement d’une telle forme traditionnelle avec celle que représentent les Soufis persans »(3). Sans doute convient-il d’envisager ici, au point de vue du Tasawwuf, un certain héritage de l’antique tradition persane qui « compense », en quelque sorte, la rupture opérée par l’Islam naissant(4).
Rappelons enfin que Guénon a évoqué, dans le même contexte, le fait que « les Shâktas, au lieu de So’ham, “Je suis Lui” (le Anâ Huwa de l’ésotérisme islamique), disent Sâ’ham “Je suis Elle” ». On peut donc se poser la question de savoir s’il existe en Islam une formule analogue qui serait alors Anâ Hiya. Nous nous bornerons ici à quelques remarques : le nombre du mot hiya est 15 ; c’est donc un équivalent du nom d’Eve « Hawâ » et, par référence à la figure du Triangle de l’Androgyne, un symbole du cœur(5). La formule « Je suis Elle » s’intègre ainsi dans la réalisation totale qui est celle de l’Homme Universel : en tant qu’il manifeste la perfection de la Forme divine, celui-ci renferme nécessairement en lui-même la plénitude de la féminité(6).
En outre, le « petit triangle » correspondant peut être considéré comme analogue à celui qui, dans le Kundalini-Yoga, est le siège de la Shakti ou de la « force serpentine » ; Michel Vâlsan a rappelé, à ce propos, que le nom arabe du serpent, hayya, est « étymologiquement aussi bien que mythologiquement lié à Eve ». Ce symbolisme confirme donc ce que nous avons indiqué plus haut, à savoir que la force de la Sakîna n’apparaît plus, aujourd’hui, sous une forme extérieure et sensible. Elle descend, en mode invisible, par la pratique du dhikr et la lecture du Coran(7) et demeure, miséricordieuse et terrible(8), dans le cœur des vrais Croyants.
(1) La « sœur d’Aaron » historique, elle aussi qualifiée de « prophétesse », danse et chante au son du tambourin pour célébrer la noyade de Pharaon : « Chantez Yahweh ! Il a fait éclater Sa Gloire ! Il a jeté à la mer le cheval et le cavalier ! » (Exode, XV,20).
(2) Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour ».
(3) Ibid.
(4) Le Prophète envoya une lettre au Roi de Perse Khosroès pour l’inviter à embrasser l’Islam, avec ce message : « Dites-lui : ma religion et mon empire s’étendront bien au-delà de ton royaume. » Par une coïncidence curieuse, le nom arabe de Khosroès, Kasrâ, a lui-même pour nombre 290.
(5) Le cœur est figuré par le triangle renversé. Dans le commentaire de l'Archéomètre publié dans La Gnose, ce triangle est appelé « Triangle des Eaux Vives » et mis en correspondance avec « le nom de Marie ».
(6) Le Degré divin, où Allâh est envisagé en même temps que Ses Noms, correspond à la formule Là ilâha ilia Allâh. Il est représenté, dans le symbolisme numérique, par la somme 66 (nombre d’Allâh) + 99 (nombre symbolique des Noms divins) = 165 (nombre de la formule lâ ilâha ilia Allah). A un autre point de vue, ce Degré apparaît comme celui où le Principe est identifié à l’union de son aspect « masculin » et de son aspect « féminin » ; cette union est figurée, quant à elle, par le produit 11 (nombre de Huwa) x 15 (nombre de Hiya) = 165. Selon Ibn Arabî, Hiya représente la manifestation de la « Forme semblable » (as-sûrat al-mathaliyya), ce qui renvoie au symbolisme de la Fâtiha en tant que Ummal-Kitâb ; cf. le Kitâb al-yâ.
(7) Cf. Futûhât, chap. 438.
(8) Cf. Cor., 48,29 : « ashiddâ’ ‘alâ-l-kuffâr, ruhamâ’ bayna-hum », c’est-à-dire « terribles à l’égard des incroyants, miséricordieux entre eux ». (pp. 86-88)