Le tas formé par les fruits, légumes et grains dans le charriot des percepteurs nous arriva bientôt à la poitrine. Tandis que nous chargions nos précieuses denrées, je ressassais l'injustice de notre condition. Les Lius n'avaient certes pas les même droits que les Kétas, mais nous aurions dû être protégés contre ce type d'abus. C'était inscrit dans le Traité.
Le coeur battant, je me perchai sur un lampadaire éteint et contemplai la scène sans comprendre. Ils ne le voyaient pas. Ils ne voyaient pas le Cerf de deux mètres de haut qui passait entre eux et la fontaine asséchée. Tandis que la croupe d'animal disparaissait dans une autre rue, je traçai un arc devant leurs visages, pour constater qu'ils ne me remarquaient pas non plus. 'Seuls les maitres peuvent discerner le reflet de quelqu'un d'autre', expliqua Eïvan dans un coin de ma mémoire et le mystère s'éclaira. Après mon premier envol lors de la cérémonie, il avait décrit la différence entre pénétrer dans son reflet et s'incarner. Battant des ailes, je m'éloignai pour rejoindre le Cerf, quand un geyser d'énergie sombre jaillit des profondeurs de ma poitrine. Il me plaqua au sol avec un bruit de roches dégringolant d'une falaise. Mes mains frappèrent les pavés. Je regardai mes pieds. J'étais redevenue humaine.
Sur la montagnes d'Ouvra, le temps s'est arrêté.
N'a jamais commencé, il n'est jamais passé.
Sur la montagne d'Ouvra, les nuages figés
Imbibent pour des années le fond de la vallée.
Comptine
Il nous expliqua que dans le Lieu de silence, le reflet ne pouvait faire de distinctions sociales. Il voyait tous les êtres humains à l'identique, incapable de différencier un Kéta d'un Liu, un pauvre d'un riche.
Sous leurs casques de résille en cuir rouge, leurs cheveux étaient séparés en nattes très fines. Cette coiffure, marque du peuple kéta, nous était interdite. Un Liu qui se nattait les cheveux pouvait aller en prison. Ils exhibaient les traditionnels colliers de disque de métal, blasons familiaux auxquels chaque génération ajoutait un nouveau rang. Les chaînes des familles les plus anciennes et les plus respectées pouvaient descendre jusqu'à la taille.
Ceux qui consommaient trop de champignons perdaient tout sens commun, au point de voler leurs familles, de se montrer nus en public ou même de brandir des couteaux contre leurs propres mères. Je les méprisais. Mais le guérisseur dévisageait le malade avec gentillesse et gravité - comme s'il voyait en lui un animal blessé plutôt qu'un dangereux toxicomane.
Maintenant que nous marchions aux côtés de gens libres, le contraste était saisissant. Les résistants n'avaient pas l'air riches ni joyeux, mais ils étaient ... vivants. Ils parlaient, bougeaient, se regardaient. Les évadés, eux, avaient l'air de chiens battus. Leurs regards étaient hantés. Ils allaient où on leur disait, s'arrêtaient où on leur demandait, les bras le long du corps. Passifs comme des vestes au rebut.
Je garde le souvenir du soleil brûlant mon visage. De la soif. Du choc sous mes plantes de pieds. De la lointaine forêt de sapins, et du lac dont les reflets commençaient à se deviner. Le ruban de bannis s'étalait sur la piste. Je détestais la plaine superbe, le bleu lisse du ciel. J'avais besoin que tout s'arrête, cette procession maudite, ces morts et ces malades, cette peine et cette peur ;