À partir de ces présupposés [selon lesquels la philosophie de Kant représente la forme la plus typique de domination de l’intellectualité logique et impersonnelle sur les milieux vitaux du sujet et sur le résidu qualitatif et non rationnel de l’Erlebnis], Simmel reconnaît chez Bergson un effort philosophique commun au sien, tendu vers l’élaboration de moyens théoriques pour dépasser la doctrine de l’expérience kantienne, jugée réductrice.
Le « psychologisme misologique » dont la philosophie de Bergson est l’expression a désormais été dépassé, selon Scheler, par la phénoménologie husserlienne. Il estime en effet que le chemin indiqué en partie entrepris par Bergson et d’autres philosophes de la vie avec leur référence à l’Erleben trouvera son accomplissement uniquement par des « méthodes plus rigoureuses, plus exactes et plus allemandes », comme celles indiquées par Husserl dans les Logische Untersuchungen et dans les Ideen.
L’esprit d’Eucken est en somme une activité en mesure de se dépasser elle-même constamment et de créer de l’énergie, tout comme l’élan vital bergsonien.
Au lendemain de l’éclatement de la guerre, le 8 août 1914, Bergson ouvre en effet la séance de l’Académie des sciences morales et politiques, dont il était alors président, par un discours qui deviendra célèbre pour sa tonalité résolument anti-allemande :
« la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte de la civilisation contre la barbarie. Tout le monde le sent, mais notre Académie a peut-être une autorité particulière pour le dire. Vouée en grande partie à l’étude des questions psychologiques, morales et sociales, elle accomplit un simple devoir scientifique en signalant dans la brutalité, le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité, une régression à l’état sauvage. »
Dans un premier temps, la propagande de guerre de Bergson se joue sur le thème de l’antagonisme entre civilisation française et barbarie allemande, en identifiant donc la civilisation avec le caractère national français. Il met à la fois à profit sa propre connaissance de la philosophie allemande et son interprétation de la Zivilisation pour critiquer la politique de l’Allemagne.
« L’esprit humain est ainsi fait, il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien »
Bergson.
Eu égard à la méthode husserlienne, l’intuition bergsonienne apparaît à Scheler viciée de subjectivisme et impossible à transposer en une méthode générale, du fait de son caractère obscur, flou et superintellectuel, contrairement à la Wesensanschauung phénoménologique, qui fournit la base une profonde transformation de la Weltanschauung européenne.
Tandis qu’outre-Rhin l’exaltation de la Kultur est utilisée pour imposer une Allemagne spirituelle à une France patrie de la Zivilisation matérielle, extérieure et conventionnelles, Bergson renverse les termes de la question et soutient que la haute culture allemande a cédé le pas à un matérialisme brutal et amoral.
Comme cela arrive fréquemment au cours de ces années, Bergson est apparenté au pragmatisme, courant qui en terrain allemand est souvent critiqué en raison de la référence à une intelligence d’une portée relative uniquement guidée par les critères de l’action, incapable de saisir la nature des choses.
Tout comme Scheler a nié l’existence d’un rapport de détermination causale entre développement technique et croissance spirituelle, ainsi Bergson dans « les deux sources » exclut la possibilité qu’il y ait « une fatalité inhérente à la machine »