Carole Aurouet. Prévert. Portrait d'une vie.
Ordonner un chaos, voilà la création. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure.
À celui qui travaille ainsi, l’influence des autres personnalités ne peut pas nuire. Ses certitudes sont intérieures. Elles proviennent de sa sincérité et les doutes qui l’angoisseront deviendront la raison de sa curiosité.
Apollinaire, « Henri Matisse », La Phalange, 15 décembre 1907
J’ai tant aimé les arts que je suis artilleur.
G. Apollinaire, 1916
J’aime l’art d’aujourd’hui parce que j’aime avant tout la lumière et tous les hommes aiment avant tout la lumière, ils ont inventé le feu.
Apollinaire « Sur la peinture », Méditations esthétiques.
Les peintres cubistes, 1913
Pour les 80 ans de Picasso paraît un texte de Prévert : "À tes vingt ans Pablo/ à tes vingt ans d'hier/ et à ceux d'aujourd'hui / Tu tiens le bon bout de / la corde du Temps / Chaque jour c'est l'anniversaire / de ta vie / et ta vie se conjugue / allant droit à l'an vert / au futur antérieur / au passé infini. "
Depuis qu'il sait parler, Jacques étonne son monde. Un vrai feu d'artifice verbal !
Son père le reprend quand il dépasse les limites, mais l'encourage en même temps. " T'es pas poli, mais écris-le, mon petit, tu le dis si bien ". Jacques le fera, mais quand il en saura assez sur le monde et les humains.
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Prévert a passé la fin de ses jours en Normandie, à Omonville-la-Petite. Il y demeurait avec sa femme Janine, près de son ami le décorateur Alexandre Trauner qui l'avait guidé dans ce petit bout du monde de la pointe de la Hague. Puis, un jour d'avril 1977, les volutes de fumées de cigarettes consommées, qui le tourmentaient depuis quelques années, l'emportèrent à jamais. Son œuvre strictement littéraire est depuis 1992 et 1996 imprimée sur le papier bible de la Pléiade, aux côtés de celles de Victor Hugo ou de Marcel Proust qu'il admirait tant. Ce n'est que justice.
Resterait à publier avec la même rigueur et la même richesse d'appareil critique son œuvre scénaristique. Le propos de ce numéro est, entre autres, d'y inciter en montrant d'inépuisables sources de plaisir et de réflexion. Jacques Prévert considère le cinéma comme un art populaire, anticonformiste et provocateur. Il est un art de vivre. Il est la liberté.
"Moi, je m'entends bien avec moi-même. Je suis un de mes meilleurs amis. "
Jacques Prévert.
Les histoires que ses parents racontent ne le rapprochent pas davantage du Seigneur. Suzanne a été élevée chez les sœurs et elle n'oubliera jamais comment, pour une petite bêtise, elle devait aller au coin mâchouiller une queue d'artichaut cru pour bien comprendre l'amertume de la faute ou bien s'agenouiller pour tracer, avec la langue, une croix sur le sol. ( p 24)
Pour Jacques Prévert, l'amitié est fondamentale. Elle se noue en un regard. D'un battement de cils, il sait reconnaître un nouvel ami. L'illustratrice Jacqueline Duhême a connu Prévert alors qu'elle faisait ses classes auprès d'Henri Matisse, pour la création de la chapelle du Rosaire de Vence. Elle résume très bien la genèse des amitiés prévertiennes : «Il juge d'avance les gens qu'il voit pour la première fois. Il donne l'impression de les connaître depuis longtemps, aussi son premier contact est-il d'emblée amical ou pas.» Là est la quintessence; inutile de tergiverser : avec Jacques Prévert, l'amitié naît d'un coup de coeur, d'une reconnaissance instinctive, presque viscérale.
Cette amitié est fondée sur le partage. Jacques Prévert aide ceux qui sont dans le besoin. Le décorateur Alexandre Trauner raconte : «Quand Jacques gagnait de l'argent, il y en avait pour tout le monde. Quand le robinet se fermait il n'y en avait pour personne.» Cette solidarité est aussi courageusement agissante. Prévert et ses proches permettent à Alexandre Trauner et au compositeur Joseph Kosma, tous deux juifs, de travailler clandestinement aux Visiteurs du soir (1942, Marcel Carné) et aux Enfants du paradis (1945, Marcel Carné). Ils oeuvrent cachés dans la montagne près de Tourrettes-sur-Loup. Et Prévert, qui mesure combien les premiers pas peuvent être difficiles, aide les débutants à se lancer : le chanteur et acteur Marcel Mouloudji, le peintre Gérard Fromanger, le peintre Antoine Malliarakis (dit Mayo) - qui deviendra costumier pour le 7e art -, le journaliste André Pozner avec qui il s'entretient pour donner naissance au livre Hebdromadaires (1972)...