Bernard Fauren au Salon du livre du Fontanil (Isère) enjuin 2023).
Pourquoi sommes-nous là, enfin je veux dire que faisons-nous sur terre, tu le sais?
Bien sûr je savais tout ça, l’absurdité de notre existence que l'on oublie vite par de nombreuses occupations ou des plaisirs à répétition.
Il savait précisément, en regardant son dragon, où il en était maintenant et combien de temps il lui fallait pour en finir. Si le tournage commençait dans un mois, il lui faudrait mettre les bouchées doubles et travailler la nuit. Il effectua son rituel qui lui permettait "d'entrer en écriture" comme on entre dans le sommeil qui débouche sur les rêves. Il prépara une grande tasse de café, tamisa encore plus la lumière, remplit les cases de plusieurs plannings et enclencha finalement le lecteur de CD. Il n'y avait plus qu'à boire une première gorgée de café, à relire les dernières lignes de son manuscrit et guetter le miracle qui allait s'accomplir : au moment même où, après avoir reposé sa tasse, ses doigts toucheraient le clavier et, à ce moment-là seulement, les mots se formeraient sans discontinuer sur son écran.
Son père sortit. Elle était encore perturbée à la pensée de son visiteur. cette histoire de chevaux "trottait" dans sa tête. Non! Jamais elle ne referait de cascade à cheval! Quelle que soit l'insistance de ce soi-disant scénariste ou sa force de persuasion, jamais elle ne recommencerait! Mais cette assurance qu'avait Ferrando de parvenir à ses fins l'énervait.
Elle savait que sa propre décision se basait sur deux faits : elle n'était plus performante à cheval mais, aussi, elle ne voulait pas se dédire. Sur ce deuxième point, elle se rendait bien compte qu'elle bloquait : son tempérament têtu avait gardé sa fougue!
Pourtant, avec la visite de Ferrando, le doute s'insinuait : ne pouvait-elle vraiment plus rien faire avec un cheval? Les vapeurs de l'alcool obscurcissaient son cerveau. Il était temps de dormir.
« On bouge ? » Léa vient de poser une question. « On bouge » pour aller où ? Non, c’était histoire de dire, à l'instar du temps où on avait le choix ; c’était pour croire qu'on y était toujours. Un grand éclat de rire : c’est encore elle, la seule capable de réveiller l'acoustique d’un lieu jusqu’à ses plus lointaines résonances. Il doit être minuit, une heure du matin. Le gardien fait un passage, mais il comprend tout de suite la situation et n’insiste pas ; les lieux seront bien gardés même si les portes ne sont pas toutes verrouillées. Je fais une tentative pour m’extraire du fauteuil, mais à peine debout, je me rends compte qu’il vaut mieux que je me rasseye, tant le vertige me guette. Le passé me semble loin, il fait bon, je me sens si bien... Je saisis encore des bribes de conversations et des mots qui émergent. J’entends souvent le mot « plateau » associé à l’expression d’un sentiment d’enthousiasme : « Si ! Je t’assure, là-haut on vit bien, il n’y a plus de ségrégation, on y vit comme avant ! » J’essaye d’en capter plus, mais je replonge dans un demi-sommeil et me retrouve entre rêve et réalité. Je crois « voir » la salle alors que je sais pertinemment que mes yeux sont fermés. Je les rouvre pour vérifier, et en effet : je n’ai plus la même vision, plus la même perspective. Je referme les paupières et la salle réapparaît sous un autre angle. J’aperçois alors quelque chose bouger sur le mur d’en face, en un endroit où le velours est absent, une sorte de personnage peint sur le mur. Ça ressemble à un fragment de fresque égyptienne ; je distingue clairement une femme de profil. J’ai beaucoup de mal à accommoder ma vue, mais j’ai l’impression que le personnage est en relief, quasiment en trois dimensions. Les bras sont fins et me rappellent les marionnettes indonésiennes. Je cherche alors les tringles qui doivent les animer, mais ne les trouve pas. J'ai beau savoir qu'il s'agit d'une hallucination, c’est là, sous mes yeux. J’entends à nouveau les conversations, et le son d’un piano dans le lointain. Brusquement, la marionnette se met à tourner dans une danse, et je crois voir Gypsie, la gitane de Roland. « Le plateau ! » À nouveau, ce mot prononcé près de moi me fait sortir de ma fantasmagorie.
Je retrouvai Pitoef dans le grand salon du rez-de-chaussée. Certains l’appelaient le Pitoyable, et ce surnom lui convenait bien aujourd’hui. Tout le monde lui concédait l’usage d’un fauteuil particulier qui était dans un coin, le plus éloigné du poste de télévision qui déversait, pendant des heures, des flots d’images, parfois sans le son ou au contraire le son à tue-tête. Ce n’était pas un bon jour pour Pitoef, mais ce n’était pas un bon jour pour moi non plus. Je tirai donc une chaise vers son fauteuil et attendis. Il parlait d’une manière délirante à sa voisine qui n’en avait cure, mais qui ne manifestait aucune irritation. C’est une disposition que nous développions avec le temps, celle de pouvoir entendre un pensionnaire délirer, sans s’énerver, sans partir, sans réagir, en restant tout simplement là. C’est ce que faisaient les thérapeutes, disons… un quart d’heure, tandis que nous, nous pouvions subir ces situations des heures durant.
Une odeur me frappe soudain, plutôt un parfum que je ne sais pas identifier. Sentir un arôme provoque une fracture semblable à celle de la pensée. (Fragment 41)
Moments illisibles de sérénité et de paix qui, hélas, ne durent pas.
Alors, l’impérieux besoin de l’écrire, de l’avoir sous les yeux, par la magie de l’écriture. (Fragment 50)
En réalité, je t’y ai cherchée. Je t’ai cherchée dans la maison d’Alexandra comme je t’ai cherchée sur les chemins des sources du Gange, regardant le sol, imaginant que je posais mes pieds là où tu avais posé les tiens. Que pouvait-il y comprendre, le suppôt du divan, à cela ?
[Fragment 6 — Journal de Yohan]
« J’avoue que si j’écris
depuis si longtemps c’est en partie pour ce sentiment de
gagner comme une liberté et un tout petit pouvoir sur ceux
qui me dominent sans cesse.(...) Parfois, je regrette de déchirer systématiquement tout ce que
j’écris, mais ne pas le faire m’enlèverait tous les bénéfices. »