Tout esprit est doté d’un fond calme et impersonnel, dont la prise de conscience modifie le centre de gravité de la personne, qui cesse alors de s’identifier à ses passions. D’où la métaphore des fonds calmes et silencieux de l’océan, alors que la surface est agitée du déferlement des vagues, ou même par la tempête.
Si la sapience avait une forme descriptible, ce serait celle d’une transparence de l’esprit. Cette transparence a été comparée à un miroir vide. Vide, mais en lequel se reflètent les objets du monde extérieur – comme du monde intérieur. La sapience, déjà invisible par principe, est alors doublement cachée.
Si la sapience était connaissance, tout pratiquant devrait devenir philosophe, et étudier à fond les traités abscons des grands maîtres du passé. Ce n’est pas le cas. La sapience est donnée, la sapience est originaire, elle est naturelle [chin. 自然 ziran].
Que l’on soit dans l’activité du monde, ou dans un recueillement assis, la sapience est présente
L'éloignement n'est pas seulement affaire de voyage, il est aussi dans les multiples façons d'être au monde.
La recherche de Shitao, cependant, comme il en fut pour nombre de ses contemporains de la période du début des Qing, doit l'intensité de son sentiment d'urgence aux bouleversements du monde connu. Ainsi que chez Van Gogh, on sent dans sa peinture, sans doute du fait d'une fracture intérieure, une sensibilité extrême aux souffles animant les silencieux, arbres ou bambous, nuages et rochers. Cette sensibilité aux frontières de l'aliénation mentale, cependant, permet à l'artiste de peindre l'expression invisible du tao en toutes choses. La nature, ainsi, est rendue dans sa vibration, dans son mouvement autocréatif qui est aussi lumière, lumière intériorisée de l'artiste en même temps que lumière du ciel.
Ce souffle qui anime toutes choses, l'artiste l'exprime parce qu'il le vit en son for intérieur. Il le connaît d'une vision intériorisée, qui plonge jusqu'à un niveau chaotique, celui où, avant d'être réifiées, les choses - les silencieux, les dix mille êtres - sont encore dans leur mutation intérieure, pleines d'une dynamique primordiale. Ce niveau du réel, en réalité, est celui où les choses ne sont pas encore des choses, mais des transformations, des mutations de l'Un primordial en train de se différencier. A ce stade, le connaître fait retour à l'être, seul l'acte créatif peut dire.
Le moyen ermite
Le grand ermite habite au milieu de la Cour et du marché
le petit ermite retourne dans les montagnes sauvages
dans les montagnes sauvages, il y a trop de solitude
au milieu de la Cour et du marché, il y a trop de clameur
il est mieux d'être un moyen ermite,
de se retirer à un poste de liaison
c'est à la fois comme être dans le monde et s'en retirer
pas trop occupé ni trop oisif
sans se fatiguer le coeur et la force,
mais épargné par la faim et le froid
toute l'année sans affaire officielle,
pourtant tous les mois on touche un salaire
si on aime grimper,
au sud de la ville il y a les montagnes en automne
si on aime flâner,
à l'est de la ville il y a le parc au printemps
si on aime s'enivrer,
de temps à autre on est invité à un banquet,
à Lo Yang il y a beaucoup de gentilshommes,
avec qui parler joyeusement et sans restriction,
si on veut bien s'allonger tranquillement,
il n'y a qu'à bien fermer le portail
ainsi plus d'invités, avec carrosses et chevaux,
arrivant inopinément devant la porte
dans la vie d'un homme,
il est difficile de n'avoir que le bon côté des choses
humble, on souffre du froid et de la faim
prospère, on est accablé par les soucis et les tracas
il n'y a que le moyen ermite,
pour installer son corps dans le bonheur et la paix
échec et réussite, abondance et manque,
on se tient à égale distance des quatre
Po Chu Yi, in Un homme sans affaire (cf. éditions Moundarren)
Dans cette connaissance par l'immédiat, rien ne s'interpose. Tout coïncide, tout s'accorde à l'ordinaire. C'est comme sortir de chez soi et voir les nuages flottant dans le ciel. On sait alors que toute philosophie constituée est dérisoire. On prend son bâton, et l'on va tranquille sur les chemins du monde.
La sérénité de celui qui a vieilli, qui a su prendre une certaine distance par rapport à ses propres ambitions, lui permet de renouer avec l'innocence de l'enfance, d'ouvrir des yeux émerveillés sur le monde proche des végétaux et des insectes, des pierres, des oiseaux, de toutes les menues choses qui se présentent dans une vie vécue au jour le jour dans la campagne.
Se libérant de la gangue du rôle social, se décrispant, brisant les limites de la pensée conventionnelle, il s'ouvre au riche contenu du quotidien, et u prend plaisir. De ses observations il tire quelque sujet de poème, quelque esquisse.
Dans sa retraite, le lettré ne cultive ni ascétisme, ni hédonisme. Il jouit de l'idéal d'une vie simple et authentique, celle de l'homme authentique selon le naturel, zhen ren ziran.
FIGURER - Un paysage miniature est un mode de figuration du réel, partant, il est un langage. Un langage où la roche est le signe de la montagne tout en étant la montagne elle-même (la partie vaut le tout), le plateau figurant la terre, et l'arbre miniature, en général, un arbre antique.
Un monde figuré en miniature , étant une représentation, est une œuvre de l'esprit. Plus intelligible que le monde dont il est l'image simplifiée, ce monde fait figure de modèle. Modèle réduit, ce monde est plus vrai que nature. Prenant un caractère d'emblème sacré, d'archétype, il devient l'image mythique des origines, en quelque sorte le garant de l'authenticité du monde réel.
La montagne est le corps de la terre. Ravinée, elle est la manifestation des eaux auxquelles elle fait retour. Multiple par ses formes, elle est l'expression de l'Un, du principe unique, c'est-à-dire le tao, invisible mais efficient, source immobile des énergies, vide médian.
C'est par l'art de cacher et de délivrer, de montrer et de rompre, d'ouvrir puis de fermer, que le jardinier pourra manifester les pulsations de l'invisible. Devant cette expression de la dynamique secrète de son corps et de son esprit, l'homme reconnaît le reflet de son propre visage. Un avec montagne et eaux, il se délivre de lui même et réalise l'immortalité de ce qui dans les formes changeantes est depuis toujours immobile : le vide.
Le murmure de l'eau, dans le silence, se renouvelle à chaque instant, sans fin.