Ce passage extrait de la partie Ceci n'est pas une psychothérapie.
p. 223 Contes de fées :
Non pas une thérapie, mais une pratique aux effets thérapeutiques : afin d'éclaircir ce distinguo, il me semble pertinent de comparer la pratique des "mathématiques vivantes" à l'effet que produisent sur les enfants les récits de contes de fées.
Ce parallèle est suggéré par la démarche d'Edith, évoquée précédemment. Elle parvient à élucider une difficulté sur les médiatrices en reconstruisant, à partir d'un théorème, l'histoire de Blanche-Neige et les sept nains. La séparation du plan en deux demi-plans se raconte alors pour elle comme la séparation entre la princesse et la méchante belle-mère. Probablement est question ici de la relation entre Edith et sa mère, mais rien n'est précisé à ce sujet. La métaphore de mathématiques est simplement formulée en une nouvelle métaphore, plus lisible, plus construite : celle du conte de fées. Celui-ci va offrir un dénouement à la difficulté travaillée.
On pourrait considérer que, d'une façon générale, les mathématiques approchées d'une "façon humaine" sont dès lors à même de fonctionner à la façon des contes de fées. Ce qu'écrit Bettelheim à leur propos pourrait tout aussi bien s'appliquer aux mathématiques : "les contes de fée [posent] des problèmes existentiels en termes brefs et précis." Ils offrent aux enfants, "sous une forme symbolique, des suggestions sur la manière de traiter ces problèmes et de s'acheminer en sécurité vers la maturité (Cf. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, coll. "Réponses", 1977, p. 19)
Bettelheim ajoute que "le sens le plus profond du conte est différent pour chaque individu" et qu'il est absolument personnel. : "s'il arrive aux parents de deviner correctement les raisons pour lesquelles l'enfant a été ému par un conte de fées, ils feront bien de garder pour eux leur découverte." Il me semble que, de la même façon, la pratique des "mathématiques vivantes" demande souvent tact, discrétion et modestie. L'élève a demandé une aide en mathématiques, il n'a pas été question de mener une psychothérapie. C'est pourquoi il est rarement judicieux d'interpréter les sources profondes d'un "blocage", et toute la difficulté de cette pratique tient dans une écoute respectueuse, ouverte, mais clairement limitée au champ des mathématiques.
L'écriture est notre "pensine". Ecrire, c'est prendre un peu de distance, déposer ses idées, l'une après l'autre, pour en bénéficier sans s'encombrer l'esprit, et continuer à élaborer. Ecrire le détail d'un raisonnement mathématique permet de l'élaborer avec rigueur, sans s'y perdre, et en se donnant la possibilité de le relire sans avoir chaque fois à tout reconstruire.
Ecrire permet de ne pas se laisser duper par l'apparente simplicité des formules mathématiques, et de les déployer, d'en expliciter les ellipses.
Il est aisé de comprendre cette préocupation : les notes figurent sur les carnets, les bulletins, les dossiers, déterminants dans le parcours de l'élève.
Certes. Mais prenons l'exemple d'un skieur dans un slalom. Pour gagner, il doit être le plus rapide. Imaginons que, tout le long de sa descente, il garde le regard rivé sur son chronomètre.
Ce skieur, si doué soit-il, va se cogner dans la prochaine porte, s'il ne s'étale pas directement. En réalité obnubilé par son temps de descente, il ne s'occupe plus vraiment de skier. Et son parcours est promis à un fiasco à peu près inévitable.
Toute la richesse du travail est livrée dans son étymologie : le mot, au cours de son histoire, désignera à la fois torture, l'agonie, mais aussi l'accouchement.
On retrouve d'ailleurs ce double sens dans l'évolution du terme "labeur" (dont est issu "labourer") : à la fois "peine, souffrance" et "fruit du travail".
Le problème du travail, en mathématiques, réside bien là : est il susceptible de porter ses fruits ? ou se réduit-il à un moment pénible ? N'a t-on pas vite fait, parfois, de tenir la douleur pour garante de fécondité ?
Les demoiselles Tatin décident de confectionner une tarte aux pommes. Trop pressées, ou distraites, elles placent directement les pommes dans le moule en oubliant la pâte. S'apercevant de leur erreur, elles n'abandonnent pas leur préparation mais poursuivent sur leur lancée, plaçant la pâte au dessus des pommes. Cette célèbre bévue donnera naissance à la plus délicieuse des inventions et le nom des sœurs Tatin restera inoubliable.
On sait pourtant que le cerveau n'est pas un muscle ! Dix, quinze exercices de mathématiques ne produiront pas l'effet de dix ou quinze "pompes". Notre intelligence est riche de ses connexions, elle se nourrit des découvertes que nous faisons, des liens que nous établissons entre les évènements. C'est sa souplesse, et non sa force, qui en fait la richesse.
Faut-il commencer précocement les mathématiques pour "prendre de l'avance" sur les programmes ? Et que penser, justement, de ces programmes qui abordent les notions de plus en plus tôt ? Les mathématiques tolèrent-elles la vitesse ?
On verra ici que la lenteur est gage de réussite : elle seule, paradoxalement, permet d'accéder à une certaine rapidité.
Un élève qui est élève en permanence, à l'école, auprès de son instituteur, à la maison auprès de ses parents, et même le reste du temps, quand une scolarité omniprésente l'obnubile au point de la détourner de ses questions d'enfant....Cet élève là risque de subir sa scolarité au lieu de la vivre, et de s'épuiser rapidement.
Il n'y a bien sur aucune magie dans les mathématiques. Mais à toujours se hâter, à sauter des étapes, à escamoter de longs raisonnements en les réduisant à de courtes formules, ne se livre-t-on pas à une sorte de prestidigitation ?
Ici se pose la question de la vitesse.
Un enseignement n'est à mon avis valable que s'il éveille quelque chose en vous. L'information pure et simple ne suffit pas, elle ne vous apporte rien que vous ne possédiez déjà.
Agatha Christie, Une autobiographie