Anne Pons

Pendant la guerre, les allemands nous prenaient tout: le beurre du Bessin, les fromages du pays d'Auge, la farine du Vexin. Ils réquisitionnaient aussi les vaches. Et les gens ne pouvaient plus chauffer qu'une pièce de leur maison. Les hommes étaient prisonniers en Allemagne, cachés dans les maquis, ou se préparaient au combat dans des camps en Angleterre.
"Le jour J, les Alliés ont débarqué avec 722 navires de guerre, 4000 bâtiments pour transporter les soldats et le matériel . Il y avait des parachutes plein le ciel et l'un d'eux est tombé sur le clocher de Sainte Mère l'église.

Tout autour des navires, des naïades, dont certaines n'ont pas plus de 9 ou 10 ans, évoluent toutes nues, prêtes à se livrer à un "libertinage prématuré".

Des jeunes femmes forment un ciel autour des musiciens, à la lueur des torches. Des jeux d'ombre et de lumière détachent les corps sveltes des danseuses, la tête couronnée de guirlandes de roses, sur un sombre rideau de bosquets et de palmiers.

Les marins qui faisaient le tour du monde devaient endurer des épreuves auxquelles rien ne les avait préparés : promiscuité sur des bateaux sous-dimensionnés, puanteur, nourriture avariée comme le jambon dont la graisse était changée en huile rance et le sel transformé en morceaux pareils à du tartre.

Dehors, au pied des hautes falaises emplies d'oiseaux nicheurs, la mer du Nord frissonne et mugit au rythme des barques claquées par les vagues. A-t-elle cet air de "méchanceté sinistre" qui épouvanta l'enfant Loti au point de le faire partir en courant lors de sa première entrevue avec l'océan?

On regrettera que James Cook soit si peu connu des Français, qui jouèrent pourtant un rôle prépondérant dans la propagation des Lumières.

Et Mr. Cook usait de la même sévérité envers ses matelots : ainsi punit-il de cinquante coups de verge un maraud qui avait dérobé des patates dans une plantation zélandaise, au motif qu’il ne voyait rien de choquant à ce qu’un Anglais pillât des Indiens. La même pénalité était infligée à tous ceux qui chapardaient, bien que les voleurs d’alcool, dont quelques-uns étaient d’ailleurs morts d’overdose, Sire, fussent "fouettés sans excès".

Quel metteur en scène, quelle horloge arrêtée parviendront un jour à restituer le décor et l'atmosphère dans lesquels ils se meuvent? Fournaise, glace, éclairs et tonnerre, récifs meurtriers, sable volcanique ne sont autres que les effets spéciaux du théâtre de la nature.

Le 27 octobre, Cook fête son cinquantième anniversaire par un froid de gueux, au large d'Unalaska. Nul ne sait si ce jour-là, il prend le temps de calculer le nombre des années qu'il a passées en Marine, mais son corps brisé parle pour lui.

Les vents impétueux, les courants, les orages précipitent sur eux toutes les pluies du Pacifique : comment peuvent-ils concilier tant de couleurs sinistres avec celles, éclatantes, des vêtements qui révélaient le rang des chefs polynésiens, des plumes écarlates, des casques à crête qui évoquaient la Grèce de Périclès, toutes oeuvres d'art aujourd'hui conservées à Oxford, Cambridge, à Londres, à Berlin ou à Sydney?

Le gibier, les "très grosses écrevisses", le bois pour le feu, les torrents d'eau douce et tout ce que "la nature avait préparé à leur intention" plongent l'équipage dans la félicité.

Dans le Commonwealth, il n'est pas de lieu où il aborda qui n'arbore une statue ou un monument à sa mémoire.

Il était 5 heures du soir quand les derniers honneurs lui furent rendus selon le rituel réservé aux capitaines morts en mer, les vergues du bâtiment croisées dans le désordre, le pavillon et sa flamme amenés à mi-mât et le glas de la cloche du navire étouffé par les tirs des canons.

L'un des hommes de mer les plus respectueux de la vie d'autrui gît maintenant sur le sable dans une mare de sang.

Levez-vous et marchez, marins des siècles passés, hurlez dans la tempête, faites-nous entendre le son de vos voix à l'heure du courage, de la peur ou du trépas autant qu'à celle du plaisir.

L'océan s'acharne contre le navire à la façon d'un tueur, à grandes gifles, comme pour culbuter ceux qui ont osé s'aventurer sur ses eaux inviolées.

Chaque fois qu'il foule des terres inexplorées, Cook les décalque en miniature sur des planches, aussi appliqué qu'un scribe, aussi concentré qu'un moine.

La nuit, des traînées de lumière, voie lactée inversée, flottent comme une étole sur une mer étale.

Le jour où la dépouille de son capitaine, malade depuis des mois, est jetée par-dessus bord au son du canon qui aboie toutes les trente secondes, Cook se sent tomber avec lui dans l'abîme.

Cook n'avait pas seulement observé tous les secrets de la nature, recueilli des plantes, des minéraux et des animaux, mais ce fils d'un valet de ferme avait rapporté des lexiques qui feraient progresser les travaux des linguistes.