Avec Antonella Anedda, Michel Deguy, Jacques Demarcq, Benoît Casas, Andrea Inglese, Sophie Loizeau, Valerio Magrelli, Claude Mouchard, Guido Mazzoni & Martin RueffAndrea Zanzotto est né il y a cent ans et mort il y a dix. Ce double anniversaire, marqué par d'importantes publications posthumes, Erratici, disperse e altre poésie (1937-2011 Francesco Carbognin éd., Mondadori, 2021), Traduzioni, trapianti, imitazioni (Giuseppe Sandri éd., Mondadori, 2021) est l'occasion de nombreuses célébrations en Italie comme en France. Dans le cadre d'un colloque de trois jours, « Zanzotto europeo, la sua poesia di movimento » (25-27 novembre 2021), organisé par Giorgia Bongiorno, Laura Toppan, Andrea Cortellessa et Martin Rueff, la Maison de la Poésie accueille cette soirée exceptionnelle. Des poètes de France et d'Italie évoqueront la figure d'Andrea Zanzotto, l'importance de son oeuvre, la fécondité de son héritage.
Le programme du colloque est consultable sur le site de l'Institut Culturel Italien
À lire Andrea Zanzotto, Venise, peut-être, trad. de l'italien par Jacques Demarcq et Martin Rueff, éd. NOUS, 2021.
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FLEUVE A L'AUBE
Fleuve à l'aube,
eau inféconde, ténébreuse et légère
ne me ravis la vue
ni les choses que je crains,
et pour lesquelles je vis
Eau inconsistante, eau inachevée
qui fleures les larves et passes, qui fleures la menthe et déjà je t'ignore,
eau luciolée à mes pieds inquiète,
de terrasses digitées,
de fleurs trop aimées, tu te désancres,
t'inclines et voles
au-delà du Montello et du cher âpre visage
pour lequel je désespère du printemps.
OUTRANCE,OUTRAGE
Tu sautes, tu sautilles, friant pure-pure
dans le vide poussé outré
tu te fais plus lointaine
- somme toute - intangible,
somme toute,
toute,
tues plus lointaine,
je te vois dans le fond de ma soiréeclosesombre,
je t'identifie parmi les non les sic et les sigh,
je te désidentifie,
seulement non, seulement oui, seulement
pleine de pointes, inindulgente, frigide,
tu te fais plus lointaine,
et tu sombres et tu en fais trop, en toi, toujours plus en toi,
tu fous le camp,
décèdes vers,
en toi, tu sombres,
rien incousu, tu brilles, féroce,
l'explosante, l'éclatante, et l'on entend rien,
et l'on n'entend rien,
non tu as sauté plus loin,
riche sautillante loin
L'outrage
Pour Sandro Penna
Avec Penna, nous pénétrons dans le vagabondage constitutionnel de l'éros, dans son cheminement ponctué de blessures, qui cependant en pareil cas semblent davantage issues des fléchettes d'une sarbacane que de flèches capables d'infliger des plaies mortelles. Saintsébastien (sic) très étrange, perdant en chemin les petites flèches dont il souffre néanmoins intensément, évoluant toujours dans le risque, mais réconforté par une ressource d'astuce ( pourrions-nous presque dire) et de résignation, de manière à exorciser les tourbillons tragiques, toujours latents dans ces régions, Penna libère ses poésies au vent telles des bulles veloutées, ou, mieux, comme les pellicules d'une mue ou d'une cicatrisation dans laquelle ses innombrables blessures et égratignures s'attestent et dans le même temps s'évanouissent. Mais la tragédie tisse tout l'arrière-plan.
Henri Michaux
L'agressivité de Michaux se révèle donc comme une réponse , une compensation, une défense jaillissant presque à cause d'un réflexe nerveux. Il apparaît que le matériau pourri avec lequel Michaux bâtit ses "propriétés" ( "mes propriétés") , peuples, animaux, mots, fantômes ( avec des opérations analogues à celles de Kafka ou Borgès) , constitue d'ores et déjà une sorte de butin arraché lors d'une victoire sur un ennemi provisoirement en retraite, mais toujours prêt à attaquer de nouveau. Mots et signes viennent donc se situer sur un terrain frontalier incertain et ils sont le tracé produit par la friction de deux forces opposées; ils sont , d'une part, justement lisibles comme des éléments distordus depuis le néant, ils en signalent la présence, y font allusion, et, de l'autre, ils se profilent comme les formules, momentanément seyantes, qui l'ont tenu en échec. On aurait dû trouver le silence et, non, c'est tout le contraire, quelque chose s'avance.
PETITS MÉTIERS
Comment puis-je oser
vous appeler ici, vous faire signe de la main.
Une main qui n’est plus que son ombre
avare et mesquine,
et d’ailleurs une serre, mais tendre comme de la mie de pain.
Et pourtant, quelque chose maintenant la soutient,
je ne sais s’il s’agit d’une crampe ou d’une force ;
pour autant qu’elle vaille, elle est toute votre,
et vous donnez-lui la force de vous appeler.
Donnez-lui une plume qui ne se torde,
faites que sa pointe ne trébuche sur la feuille.
Il me semble n’avoir rien à écrire
Pour commencer ce télex
Qui doit tout le néant traverser
(la brûlante difficulté
qui brûle comme soufre,
qui corrode, étourdit.)
Mais j’essaierai de suivre la trace, au moins, d’un amour –
En dehors, là dans l’obscurité
Profonde des prés du passé.
Traduit du dialecte haut-trévisan (Vénétie) par Philippe Di Meo.
Tendresse. Caresse…
extrait 2
Boules, bowling, slot-machines, dring dring sont pris
dans la lumineuse [ ] foule-traquenard de mars –
comme toujours mortelle
comme toujours en riante-torture
comme toujours en riante riante-brûlure
Et lui roule à motocyclette sur la corde tendue vers le sommet
du clocher, du manque azur aniliné.
Et il met tout sens dessus dessous. Drapeaux. Mais il faut aussi des cercueils,
ou triche.
Triche dans l’humide, dans le sec. Carillon de drapeaux et avis.
S’enamoure, des soirées fait des cirques.
Mars cisaille. Traquenards. Avis coupants. Befehle comme rayons,
équarrissages.
Le cirque partait tôt le matin –
furtif, avec un piétinement de p’tits moutons.
Moi, parce que (c’est mon affaire), j’étais déjà réveillé.
Je connaissais l’aube au départ, les
p’tits moutons du cirque sous les étoiles.
Départ le 19, St Joseph.
au ras, au ras du bois, la gelée blanche, les crevasses.
(CLICHÉ)
/ Traduit de l’italien par Philippe Di Meo
AU MONDE
Monde, sois, et sois bon ;
existe bonnement,
fais que, cherche à, tends à, dis-moi tout,
et voici que je renversais, éludais
et toute inclusion n’était pas moins
efficace que toute exclusion ;
allez, mon bon, existe,
ne te recroqueville pas en toi-même, en moi-même
Je pensais que le monde ainsi conçu
dans ce super-choir, super-mourir,
le monde ainsi adultéré,
était seulement un moi mal décoconné,
que j’étais indigeste, mal imaginant,
mal imaginé, mal payé
et non pas toi, mon beau, pas toi, « saint » et « sanctifié »,
un peu plus loin, de côté, de côté
Fais en sorte d’(ex-de-ob, etc.) ― sistere
et au-delà de toutes les prépositions connues et inconnues,
aie quelque chance,
fais bonnement un peu ;
que joue le mécanisme.
Allez, mon beau, allez.
Allez, münchhausen.
Texte français de Philippe Di Meo, préface d’Eugenio Montale.
TIC-TAC
II
Plaine, planitude de doux-or, qui va,
fougue sèche de minuscules hardiesses
été, été, été qui ne sais [sic] plus, qui chœur oublieux, va,
oublieux, en très fines clartés
Quel sursens, gentillesse et opiniâtreté
brûlée de nouvelles rouilles et poussières, large d’obliquités,
es-tu en train d’introduire au-delà de tout équinoxe, de tout
poemerium, toute structure ou ruine ―
toi, nonchalance des plus tranquilles, des plus égarées dans tes rêves
parce que tu es si sûre de ta démesure, sans
aucune rugosité de démesure,
depuis quel jamais-avant-été reviens-tu, deviens-tu ?
Et toi tu intimidas les sœurettes, effaças les traces aquifères
― et qu’importe ―, de petites langues tu fis taire,
mais innocent, mystériquement
mais non moins que ces nouveaux silences enchevêtrés,
tu débordas vers d’autres affinités
sur tout autre variante aqueuse, tout désir d’autres couleurs,
ta singulière fiabilité a trop d’instincts,
trop de destin est en chacune de tes fantaisies d’acquisitions
et manigances des temps linéaires, tu convoites ce qui sans l’être
est néanmoins premier-entre-tout et brise et rallume
en d’autres or-rouilles, ors et simili-ors et ors ; et rien
ne te distingue de l’en-soi de la lumière qui pour
autant qu’elle s’irradie, avance, repose, repose néanmoins toujours,
10000 sont les gratitudes qu’on
te dédie
de tout partout, auxquelles tu t’attends,
il est bon de ne pas se rassasier de ce non-boire infini
oh en toi que de
milliparties hyperboles, infloration et
défloration de toute [ ] entité de saison,
épisodes à la hausse, en sursauts se font
Toute pensée plus pulvérulente sait que tu sais
même si de malins rayons t’attisèrent peut-être
et, inaudibles grillons, tes tic-tac se font guet-apens
ou soupçon, mais néanmoins toujours dans le plus subtil instable équilibre,
tu es un acte de [ ] maxi-évident,
été pour lui-même ultime, or post-mental
pp.48-50
Traduction de Philippe Di Meo.
divines pauses foliées
Dans l’heure où plus affairée à son étal la bataille équarrissait,
lorsque comme de poux on scellait les destinées,
ailleurs neutres étaient les bêtesplantes des fourrés
et les sentes menaient à de divines pauses foliées.
/traduction de l’italien par Philippe Di Meo
sonnet nocturne avec phares et voyeur
Là où le cœur du bois m’a souvent submergé
où parmi les césures que verdures
offensent effroyablement, dans la louche
marche à l’échec de mes fortunes,
là où je connais tout ce qui fut mien,
âcres essaims de pollens, herbes impures
et très pures au miel comme au poison,
heures prestes au fouet en pluies ou brûlures,
là où souspaume et sousfougère
j’ai retrouvé la fraise et l’ardente
chattelette l’humide légère turgescence,
avec ses phares le voyeur perce, entre l’yeuse
l’orne et le hêtre, entre la feuille et la fleur ;
déçu, il fait marche arrière, il est en reprise.
/traduction de l’italien de Philippe Di Meo