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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
1970
Un matin de la mi-août
Marie-Pierre s’est réveillée tôt. Trop tôt. Un bruit l’a tirée du sommeil. Le ciel est encore sombre. De l’autre côté de la chambre, Paule respire doucement. Un mouvement dans la maison, peut-être. Luc dort, elle entend un léger ronflement à travers la cloison. Il a le sommeil si lourd que le matin, il est impossible de le sortir du lit. Régulièrement, Père est obligé d’intervenir, Luc résiste, Père le bouscule, parfois Luc se fait mal en tombant. Quand il se plaint, maman lui répond en soupirant, tu connais ton père.
Marie-Pierre entend un bruit de casserole en bas. Jean a dû réclamer son biberon. Il a tout le temps faim. Il est capable de pleurer jusqu’à ce qu’on lui donne un peu de lait, un bout de pain. Ça énerve Père, il trouve qu’il est trop gâté, comment voulez-vous en faire un homme si vous cédez dès qu’il pleurniche ? Il dit vous, mais c’est à maman qu’il s’adresse. Il voudrait qu’elle éduque Jean plus durement, à ce rythme, il ne sera jamais un montagnard. Maman ne relève pas, elle laisse pleurer Jean cinq minutes, puis part le consoler. Le plus souvent, Marie-Pierre lui a déjà donné un truc à manger.
Ce petit frère, c’est vraiment le sien, elle aime quand il la cherche dans la maison en criant Marie ! Il ne l’appelle pas Marie-Pierre, il n’arrive pas encore à le prononcer. Elle est ravie, elle déteste son prénom composé. Elle voudrait ne plus aller à l’école, s’occuper de Jean toute la journée, elle n’en a pas parlé, maman ne serait pas d’accord. Alors, quand elle rentre le soir, elle se précipite pour prendre le petit dans ses bras, elle touche sa peau douce et lui fait des bisous. Luc se moque d’elle, il trouve ça bête d’aimer autant un bébé. Au moins, je suis utile à maman ; quand il est avec moi, il s’arrête de pleurer.
Marie-Pierre ne se souvient pas comment c’était, le silence dans la maison, avant la naissance de Jean. Elle ne sait plus si Paule pleurait quand elle était bébé. Aujourd’hui, sa sœur ne fait jamais de bruit. Elle se faufile d’une pièce à l’autre sans qu’on la remarque, elle est la seule à descendre les escaliers sans les faire grincer, pas même la septième marche qui trahit tout le monde. Luc pense que c’est parce qu’elle a peur de Père, qu’elle essaie de se rendre invisible pour éviter les coups. Marie-Pierre rétorque que sa sœur est juste née comme ça, discrète. Même quand elle se fait mal, on ne l’entend pas.
L’année dernière, ils étaient montés dans les pâturages avec les vaches, Paule a voulu courir après Blanchette qui s’éloignait, elle n’a pas vu la pierre en bordure du champ, elle s’est cassé le bras. Tout le chemin du retour, elle a tenu son bras tordu contre elle. Elle souffrait, mais à aucun moment elle n’a laissé échapper un cri ou une larme. Quand ils sont arrivés à la maison, Luc et Marie-Pierre ont appelé à l’aide. Père est venu en courant de l’étable, maman est sortie en portant Jean. Le bras de Paule pendouillait dans une position bizarre, toute la famille criait sauf elle. Il a fallu aller à l’hôpital, le médecin du village ne pouvait rien faire. Ils ont regardé leur sœur partir avec Père, elle n’avait toujours pas prononcé un mot. Père a raconté plus tard qu’en voiture, chaque trou de la route lui faisait un mal de chien, mais qu’elle se contentait d’une grimace. Il en était fier, elle est costaude, cette petite, répétait-il. Luc et Marie-Pierre étaient jaloux.
Paule était rentrée avec un plâtre tout blanc qui lui couvrait l’intégralité du bras. Maman n’a pas voulu qu’ils écrivent dessus. Ça fera tout dégoûtant après, a-t-elle décrété. Paule s’est chargée de le salir en le traînant partout dans la ferme. Ils se sont vite rendu compte que ce n’était pas si marrant que ça d’avoir un plâtre, on ne pouvait rien faire tout seul. Maman était obligée de nouer les lacets de Paule, de l’aider à s’habiller. Même pour manger, il fallait lui couper sa viande et ses légumes en tout petits bouts. Ouh le bébé ! avait ri Luc un jour. Il s’était pris une claque sur la tête de la part de Père, j’aimerais t’y voir, toi. Paule avait mis du temps avant de récupérer l’usage de son bras. Il est resté un peu de travers. Les docteurs auraient pu s’appliquer pour le réparer.
Marie-Pierre attend encore un peu avant de sortir de son lit. Dès qu’elle sera levée, elle aura plein de choses à faire. Se laver, manger, ranger les chambres. Maman n’aime pas qu’on refasse les lits sans les aérer, il faut secouer les couvertures à la fenêtre, ouvrir les draps, puis tout remettre en ordre. Marie-Pierre se contenterait bien de tirer la literie, franchement, qui ça gêne quelques plis ? C’est lourd, toutes ces couvertures, ces édredons, maman ne se rend pas compte. Un jour, Marie-Pierre le lui a dit. Bien sûr que je le sais, a répondu maman, je le fais depuis tellement d’années. Marie-Pierre aurait voulu se défendre, ce n’est pas pareil qu’à ton époque, maintenant, on va à l’école, on a des devoirs en plus du travail à la maison. Elle s’était tue, si elle rouspétait encore, elle récupérerait deux fois plus de corvées.
Elle est contente de cette journée qui s’annonce. Elle a un peu peur évidemment, c’est la première fois qu’avec Luc, ils gardent les petits pendant aussi longtemps. Paule à la limite, ce sera facile, mais Jean, s’il se met à piquer une colère et à réclamer maman, qu’est-ce qu’elle fera ? Il a beau l’adorer, parfois, il ne veut rien savoir, il devient tout rouge, tape du pied, il n’y a qu’un adulte pour le calmer. Mais maman avait l’air si heureuse quand elle leur a parlé de cette randonnée, Marie-Pierre n’a pas osé partager ses craintes. Vous êtes grands maintenant, vous êtes raisonnables. Je compte sur vous. Et puis, ça passe vite une journée. Marie-Pierre s’est mise à rêver, ils pourront aller faire des glissades dans le champ derrière, ils pourront préparer un pique-nique et le manger au bord du torrent. Ou elle cuisinera un plat que maman ne veut jamais préparer, ou alors ils se goinfreront de fromage, de jambon, de pain. Il n’y aura pas leur mère pour leur dire, vous me videz tous les placards, ni Père râlant parce qu’ils coûtent trop cher. Ils pourront sauter sur les lits, courir dans les escaliers… Je compte sur vous, hein. Maman l’avait répété. Marie-Pierre avait compris que s’il y avait le moindre problème, ce serait sur elle et Luc que ça retomberait. Mais elle avait promis pour que maman parte tranquille.
Marie-Pierre pose un pied par terre. Le sol est frais. Hier, le soleil a cogné toute la journée sur le sol de la chambre, elle en sentait encore la chaleur en allant se coucher, elle n’avait tiré que le drap sur elle. La température a dû baisser dans la nuit, elle a repris la couverture sur ses épaules au matin. S’il ne fait pas très beau, les parents vont peut-être renoncer à leur balade. Elle rejoint maman dans la cuisine. Elle est devant la fenêtre, immobile. C’est rare de la voir comme ça. Marie-Pierre tire une chaise sur les carreaux pour signifier qu’elle est là. Chut, tu vas réveiller les autres. Maman s’est enfin retournée. Marie-Pierre voit du ciel bleu derrière elle, elle s’est trompée, la journée s’annonce belle. Vous partez à quelle heure ? Dans une heure. Commence ton petit déjeuner, il y a encore plein de choses à faire. Et toi ? Tu ne manges pas ? Si, si, bien sûr. Maman se force à prendre un bol de café et une tartine.
Marie-Pierre se rend bien compte qu’elle n’en a pas envie, elle n’avale quelque chose que parce que sa fille lui a dit qu’il ne fallait pas partir en montagne le ventre vide, s’il t’arrive un pépin, tu seras sans force pour y faire face. Père le répète sans arrêt. Même pour une petite randonnée, il vérifie que les clients aient de quoi manger. Et il emporte toujours quelques-uns de ces gros biscuits qui servent de ravitaillement d’urgence. Elle demande à maman si elle veut une autre tartine, elle peut lui beurrer même. C’est gentil, prends-en une, toi, la journée va être longue. Au ton de sa mère, Marie-Pierre sent qu’il y a un truc qui cloche. Peut-être que maman n’a plus envie d’aller faire cette balade, qu’elle craint le jugement de Père.
L’autre jour, elle disait à tante Andrée qu’elle ne savait plus depuis combien d’années elle n’était pas allée en montagne. Dix au moins. Plus que ça même. Elle a reparlé de cette fois où Marie-Pierre était toute petite, encore un bébé, elle l’avait laissée à sa sœur. Au début, tout allait bien, elle grimpait tranquillement derrière Père. Il prenait garde de ne pas avancer trop vite, elle n’avait plus l’habitude. Pourtant, à la maison, en plus du bébé, elle s’occupait des bêtes. Ils étaient à mi-chemin quand elle avait commencé à avoir mal aux pieds, elle n’avait rien dit de peur que Père se fâche. Elle avait continué en serrant les dents tant la douleur était forte. Père avait vu qu’elle peinait, il croyait qu’elle manquait de souffle, que ses muscles tiraient un peu trop. Il avait ralenti, il allait de plus en plus lentement, elle souffrait de plus en plus. Au sommet, ils s’étaient arrêtés, elle avait voulu enlever ses chaussures, il le lui avait interdit, tu sais bien qu’il ne faut jamais les retirer, sinon, on ne peut plus les remettre. Elle ne l’avait pas écouté, elle avait quitté ses chaussettes, elle lui avait montré ses talons qui n’étaient plus qu’une ampoule géante. Des brins de laine rouge de sa chaussette étaient restés collés dessus. Mais je te l’ai dit, de porter tes chaussures plusieurs fois avant aujourd’hui, tu ne l’as pas fait ?
Il était furieux. Elle n’était pas idiote, mais son univers quotidien se résumait à quelques pas de la chambre de Marie-Pierre à la cuisine, de l’étable au lavoir, il en fallait plus pour casser des chaussures de marche. Père s’était calmé, il savait qu’ils allaient avoir un sérieux problème pour redescendre, il lui avait mis des bandes pour limiter le frottement entre la peau arrachée et la chaussette, ça ne suffisait pas, elle avançait tout doucement, il la soutenait par le bras quand il le
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