Interview d'Adeline YZAC à l'occasion de la sortie de son nouveau roman Fille perdue aux éditions La Manufacture de Livres.
À propos :
Anicette était la petite dernière, la jolie poupée choyée par sa famille. Jusqu'au jour où on la surprend en train de commettre le plus indicible des péchés : poser la main sur son corps, se caresser. Petite fille devenue fille perdue, voici l'enfant chassée de sa famille et condamnée à grandir entre les murs de «l'institution». C'est là que des religieuses tentent de chasser le vice du corps et des esprits de ces filles de rien. Celles dont les mères se prostituent, celles qui sont nées de pères inconnus, celles dont le corps ne ressemble pas à ce que l'on attend d'une femme... Et si la foi ne suffit pas, c'est peut-être à Paris, entre les mains des médecins que ces enfants devront être conduites.
Roman construit sur un fond historique passé sous silence, Fille perdue nous parle d'une époque où la morale et la science conjuguaient leurs efforts pour maintenir le joug pesant sur le corps des femmes.
+ Lire la suite
Il y avait une fois
Il y avait une fois un pays qui était si petit si petit
Qu’il n’avait qu’un village.
Ce village était si petit si petit
Qu’il n’avait qu’une maison.
Cette maison était si petite si petite
Qu’elle n’avait qu’une cuisine.
Cette cuisine était si petite si petite
Qu’elle n’avait qu’une cheminée.
Cette cheminée était si petite si petite
Qu’elle n’abritait qu’un homme.
Cet homme était si petit si petit
Qu’il n’avait qu’une tête.
Cette tête était si petite si petite
Qu’elle n’avait qu’une bouche.
Mais cette bouche était si grande
Qu’il en jaillissait des histoires...
'Nous allons nous écrire'. Irina, souriante, en rien navrée de son départ. S'écrire ? Chez les Bru, nul n'écrit. La sotte idée que de s'envoyer des lettres. On vit ensemble, on parle ou on se tait. Plus précisément, on aligne les sous-entendus et les demi-mots. Et puis, des lettres pour se dire quelles affaires ? Celles de l'âme ? On les apporte à confesse. Celles du coeur ? On les cache. Celles du corps ? Veut-on seulement les voir ?
Chez les Bru, on n'écrit pas et on ne lit pas de livres, encore moins d'ouvrages savants, sauf Maman Joséphine, ses contes à la mode en feuilleton dans le journal. On ne lit pas, non. Pour la bonne et simple raison que tout est écrit d'avance et ne doit point bouger.
Regarder les oiseaux et les insectes, ça me plaît par-dessus tout, vous savez. Les oiseaux et les insectes ont des ailes. Même le plus petit et le plus fragile comme l'oiseau-mouche ou le moustique, ils peuvent s'envoler.
M'envoler, c'est mon rêve...
C'est souvent que les gens me regardent. Je suis drôlement chétif, comme dit mon prof d'histoire, et très pâle. J'attire l'attention.
"Ce pauvre petit, il est maigre à faire peur, il n'a que la peau sur les os, on lui voit presque à travers, on dirait que sa mère a fait exprès de l"appeler Ange, un jour il va s'envoler, et fragile avec ça, un papillon", dit toujours Suzanne.
Le train, son battement de coeur, son tempo. Compter sur le temps du train. En profiter pour apercevoir des bribes de raisonnement. Les attraper. Compter sur le train. Croire qu'il entraîne vers du bon. Dieu, les siens, les nonnes et les curés, du pipeau. Les médecins, mystère. Et une phrase, soudain : le monde haïrait-il tant les filles ?
Aux filles, l'on apprend la patience, à attendre à perpétuité, mises au bord du monde, en grand retrait. A la boucler. De manière à contempler la grande comédie humaine sans en être. Cruelle place.
[ bourgeoisie de la fin du 19e siècle ]
Non, ragoter, c'est la spécialité de Lulu la boulangère.
Lulu, c'est une grosse. Elle est large comme une cuve à vin. C'est même pas des gâteaux que fabrique son mari qu'elle se gave, c'est des histoires malheureuses des gens. Et elle en rajoute, derrière son comptoir, elle fait la chatte obèse qui se lèche les babines. Çà lui plait par-dessus tout de transformer la vie des gens. Elle récupère tout, les ragots du village, les infos de la télé, les nouvelles des journaux, elle mélange tout et elle en fait un mauvais pain de misère, dit Madeleine.
Ses yeux se sont posés sur mon visage. Mais j'ai senti qu'en même temps, ils se posaient juste là au-dedans de moi... vous voyez, ici... au-dessus de l'estomac, entre mes os qui sortent, là où j'ai mal tout le temps. Un petit point noir, j'ai. Une épine pointue, vous savez. Ceux de la ville, vous connaissez pas les piquants d'aubépine. Ils font très mal quand on se les prend sous la peau. Des fois, le bout casse et il reste longtemps enfoncé profond, on arrive pas à le trouver pour l'enlever, on dirait que y a rien et pourtant on a mal, une douleur sourde, et qui s'enfonce, et qui rayonne, et qui tourne, et qui dure. Mon point noir, c'est une épine d'aubépine. Quelquefois je l'oublie un peu, mais lui il m'oublie jamais. Il fait comme mon père, quand ça lui prend, sans m'avertir, il m'envoie des coups.
C'est comme si on a pris un train, qu'on voyage dans un autre monde, à côté du monde, et que je lui raconte ce que je raconte jamais, des mots que je garde cachés de l'autre côté de moi.
Des mots que j'ai retenus derrière une digue, et li y en a eu tellement qu'ils ont fait un- raz- de -marrée , comme pendant la tempête de l'autre année.
- Ange, les mots qu'on prononce quand on a une peine cachée, les mots qui disent cette peine, ce sont de bons amis...